Dave Phillips & SEC_



Si SEC_ et Dave Phillips sont deux artistes que j’admire énormément mais qui n’ont pas grand-chose en commun, je profite de la sortie de leur première collaboration pour parler de quelques unes des dernières productions du jeune maître italien du Revox et d’un des plus grands monstres du field-recording activiste et psychoacoustique.

Dave Phillips est un artiste que j’admire beaucoup mais que j’écoute peu. J’ai peu de disques de lui, et je ne les ai pas beaucoup écoutés. Mais ils m’ont tous profondément marqué, tellement marqué que je n’ose plus les remettre, car j’ai l’impression qu’aucun moment n’est adéquat à l’écoute de ces disques. Et comme les autres disques de Dave Phillips, je crois que la compilation homo animalis finira aussi dans une colonne de disque, et ne sera réécouté qu’une fois tous les deux ans peut-être…

Mais attention, ceci n’est pas une critique. Le problème de la musique de Dave Phillips, c’est qu’elle est trop réussie. Et comme tous ces artistes qui s’intéressent à la psychoacoustique, et qui maîtrisent vraiment les effets psychologiques du son, et bien c’est souvent difficile de les écouter car leur musique est agressive et dérangeante, oppressante et inquiétante. Et on n’a pas tous les jours envie de se retrouver dans cet état, il y a déjà assez d’éléments dans notre vie pour nous y plonger contre notre gré… Tout ça pour dire que si j’ai rarement envie d’écouter Dave Phillips, c’est que l’expérience proposée est souvent trop forte, car sa musique est vraiment extrême.

Pour parler de homo animalis, il s’agit d’un double CD qui regroupe des enregistrements publiés entre 2007 et 2011, principalement en cassette et épuisés depuis longtemps, retravaillés par Dave Phillips entre 2012 et 2014. Comme sur beaucoup de disques de DP, la première source de ces enregistrements est la voix. La voix au sens large, celle des humains aussi bien que celle des animaux. Dans le livret que contient cette compilation, Dave Phillips propose un long texte relatif à sa conception de l’homo animalis, une espèce en devenir qui aurait aboli la différence entre nature et culture, entre l’homme et l’animal, espèce extérieure au capitalisme qui trouverait sa place dans l’univers, et non en opposition, une espèce pas si éloignée peut-être de l’homo gemeinwesen de Jacques Camatte.  Mais surtout, pour homo animalis, pour l’espèce comme pour la musique de Dave Phillips, ce qu’il est important de noter, c’est que la première voie de communication dans l’univers, c’est bien le son. C’est par le son que les différentes espèces communiquent entre elles, c’est par le son que le geai prévient chaque espèce de l’arrivée d’un danger, que chaque espèce se protège, se rassemble, communique en bref. C’est par le son que la communication peut être distante, peut dépasser les espèces (plus que les postures en tout cas, moins compréhensibles entre différentes espèces). C’est ainsi que tout naturellement Dave Phillips s’est retrouvé à enregistrer la voix du monde, la sienne, celle de l’homme, celle des animaux et celle de la nature principalement, même si d’autres éléments interviennent parfois (un carillon, un piano, des objets « culturels » et industriels).

Dave Phillips utilise la voix universelle des animaux (humains compris) principalement. Il l’utilise pour la mettre en scène et exposer ainsi la terreur de chacun, son mal-être ou son oppression. Car l’univers qui s’exprime de manière sonique dans les pièces présentées par Dave Phillips est un univers à l’agonie, un univers en déroute totale qui court à sa perte. Dave Phillips met en scène le son pour faire parler sa peur, son angoisse, et sa perte de repère. Je fais exprès de parler de mise en scène car sa musique est très théâtrale. Dave Phillips n’y va pas de main morte, il met en scène le monde de manière à ne faire ressortir que ses faces les plus sombres et les plus sordides. Plus que des voix, ce sont des cris que l’on entend ; cris de toutes sortes, de peur de la mort, de rage, d’effroi, d’angoisse, collés les uns aux autres pour composer une symphonie lugubre et polyphonique d’un monde à l’agonie.

Il s’agit donc de field-recordings mis en scène. Des enregistrements naturels traités de manière théâtrale. Une polyphonie d’animaux torturés, d’humains effrayés, sur fond de nappes dissonantes et tendues. La musique de Dave Phillips est une des musiques les plus puissantes que j’ai entendues. Une musique angoissante, terrifiante, oppressante, et puissante. Et c’est pour ça donc que j’ai du mal à l’écouter, elle est si réussie qu’on peut difficilement avoir envie de l’écouter, sauf d’une manière un peu masochiste, ou un peu avec la même volonté qu’en regardant un documentaire morbide sur les tortures ou un film d’épouvante, ou les deux mélangés… En tout cas, cette compilation ne contient aucun temps mort, et ne propose que des pièces « magnifiques » ! Ce n’est pas beau, c’est flippant, c’est sombre, c’est même glauque parfois, l’atmosphère est moite et obscure, mais c’est ce qui fait que ces pièces sont géniales. Hautement recommandé. 

Et si je parle également de SEC_ dans cet article, c’est qu’il vient de publier une collaboration entre Dave Phillips et son duo Aspec(t), intitulée Medusa. On retrouve donc SEC_ au Revox, à l’électronique et peut-être au synthé ou à l’ordi, Mario Gabola au saxophone acoustique ou en feedback, plus quelques objets percussifs, et Dave Phillips aux field-recordings.

La pochette n’indique pas les instruments et les outils utilisés, je ne suis pas très sûr de ce que j’avance. Elle n’indique pas grand-chose d’ailleurs, hormis le titre des 23 pistes qui composent ce disque, et surtout que les matériaux initiaux ont été enregistrés à Naples en 2011, puis qu’ils ont été « disséqués et réassemblés » entre janvier et mai 2013, à Zürich (où réside Dave Phillips) et à Naples (d’où vient le duo italien). Je ne suis donc pas sûr que les trois musiciens aient joués ensemble en live lors de ces enregistrements de 2011, mais la composition de ce disque s’est apparemment faite à distance en 2013.

Quoi qu’il en soit, le résultat est surprenant. On distingue toutes les personnalités, personne n’a essayé de « copier » l’esthétique de l’autre, ni de la mettre en avant, chacun fait ce qu’il fait d’habitude, et le fait très bien. On navigue donc entre le field-recording psychoacoustique, l’improvisation électroacoustique, la noise et la musique concrète sans discontinuité. Ce qui est surprenant, par-dessus-tout, c’est que l’entreprise était risquée car ces différentes esthétiques n’ont pas grand-chose à voir, et pourtant, elles collent très bien ensemble – ce qui, à mon avis, est surtout du au long travail de remaniement à distance et en studio des enregistrements initiaux.

Concrètement, de quoi s’agit-il ? Pour ceux qui connaissent SEC_, Mario Gabola et Dave Phillips, ce n’est pas difficile de s’imaginer la rencontre, ils font tous ce qu’ils font d’habitude, mais l’assemblage reste tout de même étonnant à mon avis. Mais pour ceux qui ne les connaissent pas tous, sachez que ce disque offre un cocktail explosif de courtes vignettes sonores composées de cris bestiaux, de voix transformées (accélérées, découpées, hachées, etc.) par le biais de bandes magnétiques, d’explosions impromptues de bruit harsh, et de techniques étendues et électroacoustiques au saxophone. Un disque qui navigue avec aisance entre des compositions très calmes et continues, d’autres qui opposent les explosions de bruit et d’improvisations au Revox aux enregistrements de terrains sombres et continus, ou aux sons concrets de Gabola (percussifs ou instrumentaux).

Le trio propose des pièces ultra violentes et déstructurées, d’autres plus calmes et linéaires, des pièces concrètes, d’autres totalement abstraites et bruitistes, mais avec toujours une grande attention au son et une inventivité sonore surprenantes. Car tous ces musiciens ont un langage qui leur est propres, un langage créatif, puissant, extrême, et ils vont tous très bien ensemble.

Pour finir, je voudrais parler ici d’une courte cassette (une face de sept minutes et une de neuf) du duo Olivier Di Placido & SEC_ qui a déjà publié un excellent vinyle sur bocian il y a quelques temps. Le premier est crédité aux guitare électrique, pickups et feedback, tandis que le second utilise une table de mixage bouclée sur elle-même et manipulée sur bandes, des samples et de la voix, ainsi que son fameux Revox.

Au premier abord, peut-être que le langage de SEC_ peut paraître assez commun. Et pourtant, je n’arrive pas à m’empêcher de le trouver très singulier et recherché. La manipulation de samples sur bande magnétique et les larsens de table sont des procédés communs sans aucun doute, mais SEC_ a une manière bien particulière d’utiliser ces outils. Il y a quelque chose qui me fait parfois penser à Kevin Drumm qui utilise sans distinction des outils analogiques et numériques, bruitistes et instrumentaux. SEC_ mélange aussi très bien les outils et les sources, les approches très dures et spontanées, et plus calmes et formelles. Ca ressemble à de la noise très violente, complètement improvisée, mais il y a un souci du détail et de la forme qui est très fort dans sa musique.
Son duo avec Olivier Di Placido est assez révélateur de tout ça. La guitare est utilisée comme une source de bruit, elle produit des bourdons indistincts, des nappes abrasives et continues qui peuvent parfois éclater. Chez SEC_, les ruptures sont constantes, on passe d’un larsen subtil à une explosion de bruit sans s’y attendre, d’un sample de cochons à du pur bruit blanc très harsh en un rien de temps.
Mare Duro est une cassette courte, mais marquante. On y retrouve deux pièces qui jouent sur les ruptures constantes et toujours inattendues entre un calme contemplatif et monotone et des explosions déconstruites et surpuissantes. Deux pièces qui révèlent encore une fois le talent et la précision de SEC_ comme d’Olivier Di Placido : une attention constante aux textures, aux timbres et à la forme, aux ruptures de tension et aux dynamiques hautement contrastées, aux contrastes vertigineux même. C’est court, puissant, et virtuose ; on en redemanderait. Du très bon travail.

DAVE PHILLIPS – homo animalis (2CD, schlimpfluch associates, 2014) : lien
DAVE PHILLIPS & ASPEC(T) – Medusa (CD, Noise-Below/Excrete Music, 2014) : lien
OLIVIER DI PLACIDO & SEC_ - Mare Duro (cassette, Noise-Below, 2014) : lien

Jason Kahn & Bryan Eubanks



Si j’ai déjà entendu plusieurs projets auxquels a participé Bryan Eubanks, je pense qu’Anamorphosis est le premier solo que j’entends de ce musicien américain résidant en Allemagne. Edité sur son propre label, ce disque regroupe trois compositions qui datent de 2011 et 2012, réalisées aux Etats-Unis et à Berlin, entre mai 2012 et juillet 2013. Ce solo est aussi l’occasion d’entendre des pièces beaucoup plus structurées et écrites que d’habitude, des pièces clairement écrites et plus minimales, qui n’ont rien à voir avec les nombreux duos d’improvisation électroacoustique ou de post-eai et autres projets où officiait Bryan Eubanks, à l’électronique et au saxophone.


La première pièce présentée est sans doute ma préférée de ce disque. Il s’agit d’une composition d’un quart d’heure pour field recordings, bruit, sinusoïdes et saxophone soprano ; une pièce intitulée Double Portrait. La notion de double et de dichotomie est le concept fondamental dans l’écriture de cette pièce sans aucun doute. Bryan Eubanks utilise une sinusoïde et de longues notes tenues au saxophone soprano à la même fréquence, ou légèrement désaccordées. Puis toutes les cinq secondes, pour une durée exacte de cinq secondes, soit un enregistrement du tintement d’une cloche avec du trafic urbain soit un enregistrement aux environs d’une gare ferroviaire apparaît par-dessus la longue vague de fréquences accordées ou nom. Le bruit quotidien est ici opposé à la forme de la musique, il est également mis en forme pour devenir musical, mais il est aussi, comme chez Pisaro, rendu musical grâce au jeu des fréquences qui se superposent ou se fondent les unes aux autres. La réalisation est précise et méticuleuse, la structure est rigoureuse, simple et puissante, tout est réuni pour faire une pièce passionnante et forte en somme. Spectral Pattern est une autre pièce également composée en 2012 et réalisée à Berlin. Pas de doute, il s’agit aussi d’une œuvre minutieusement écrite, mais dont la structure paraît plus fluctuante, moins systématique, et qui semble aussi opposer deux éléments. Ce ne sont plus le bruit et la musique ici, mais les réalisations instrumentales et électroniques qui s’opposent. La partie électronique est composée d’une sorte de fréquence pulsée, une fréquence dont la hauteur et le rythme peuvent progressivement varier, elle dure une bonne partie des trente minutes de cette pièce, jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par un bruit blanc. Si cette partie électronique est continue, les parties instrumentales sont quant à elles discontinues. Elles arrivent à intervalles réguliers d’un peu de moins d’une minute pour une dizaine de secondes maximum. Il s’agit d’accords composés de sinusoïdes, d’une note tenue au soprano, et de deux notes au violon alto (jouées par Catherine Lamb et Johnny Chang). Des accords à l’unisson, avec une prédominance des cordes au début, et quand apparaît le bruit, avec une prédominance du soprane et de la sinusoïde, et là encore, si l’unisson est parfaite entre quelques sources, les fréquences tendent à s’écarter au fur et à mesure et à créer des battements dus aux intervales microtonaux. Une belle composition claire où la structure oppose divers éléments continus et discontinus, électroniques et instrumentaux, précis et fluctuants. Aussi clair et précis que beau et fort. La dernière pièce de ce disque, qui dure une quinzaine de minutes, est celle à laquelle j’ai le moins accroché, peut-être en partie parce que les dichotomies sont moins présentes. Enclosed Space Phenomena est une composition de 2011 qui a été enregistrée dans une citerne de Fort Warden aux Etats-Unis. Des sinusoïdes sont mises en résonances dans cette citerne et tout un jeu de questions et de réponses, d’échos et de réverbérations a lieu dans cette large cuve métallique. Une exploration de l’interférence entre les différentes fréquences ainsi qu’une recherche sur les liens entre l’espace de diffusion (très spécifique) et le son ; c’est original, l’atmosphère est vraiment singulière : harmonieuse et onirique, éthérée et limpide, mais c’est comme si les idées de base manquaient de force ou d’intérêt, elles ne paraissent pas aussi riches que celles qui guident les deux premières compositions en tout cas.

En bref, Bryan Eubanks semble avoir choisi la voix de l’écriture et de la composition, des idées directrices et des structures formelles et rigoureuses dorénavant. De tout ce que j’ai entendu de ce musicien auparavant, je n’ai jamais trouvé qu’il était un grand virtuose en quelque sorte, mais que ce qui faisait sa force, c’étaient surtout les idées qui étaient derrière. Bryan Eubanks n’est pas un instrumentiste virtuose, mais il a des idées musicales singulières et fortes, et cette nouvelle orientation vers l’écriture est certainement un choix qui met beaucoup plus en valeur chacune de ses excellentes idées musicales. Recommandé en tout cas. 

Américain émigré en Suisse depuis pas mal d'années maintenant, Jason Kahn est également un musicien reconnu pour sa pratique de l'électronique, même s'il officie également à la batterie et à la voix maintenant. C'est aussi un musicien qui a eu de nombreuses occasions de pratiquer l'improvisation, mais qui a tendance à s'en écarter de plus en plus. Preuve en est Noema, le dernier vinyle qu'il vient de publier sur son propre label.

Ce disque regroupe 37 petites pièces enregistrées en 2012 lors d'une résidence au Japon. Il s'agit uniquement de field-recordings, d'enregistrements en tous lieux et en tous genres, édités et mixés en 2013 à Zurich. Un peu de la même manière que Bryan Eubanks, je n'admire pas Jason Kahn pour sa virtuosité, mais pour la force de ses idées le plus souvent. Et ici, c'est encore le cas. Les enregistrements de Kahn ne sont pas tellement exceptionnels, leur mixage non plus. Mais l'écoute et la sensibilité de Kahn doivent bien l'être pour que ces enregistrements se révèlent aussi passionnants. Il y a quelque chose de profondément musical dans ces enregistrements, Kahn a su capter une ambiance sonore particulière lors de chaque enregistrement (qu'il contienne ou non de la musique). Qu'il soit dans un temple bouddhiste, dans un parc, un magasin, une station de métro, un restaurant, ou que sais-je encore, dans tous les lieux qu'il a eu l'occasion de visiter et d'explorer durant ces quelques mois, Jason Kahn a su capter comme l'essence sonore de ces lieux. Les enregistrements décrivent très bien l'atmosphère des lieux, et semblent capturés pour leur intérêt sonore et musical, mais lors du mixage, Jason Kahn a également su rendre compte de sa manière d'envisager chaque atmosphère, de rendre compte d'environnements drôles, intrigants, oppressants, austères, bruyants, calmes, musicaux, bruitistes, mystiques, citadins, naturels, etc. 

Il ne s'agit pas là d'une grande composition de musique concrète, ni de field-recordings remarquables. Il s'agit de partager des moments sonores avec un musicien à l'oreille et à l'attention fines. De partager des ressentis, des impressions sonores, et des souvenirs. C'est fin, personnel et sensible, c'est beau et intime.

J'en profite pour parler de la première publication sur le label Editions, géré par Jason Kahn et consacré uniquement à ses travaux. Il s'agit d'un LP édité en 2011 et intitulé On Metal Shore. Sur ce disque, Jason Kahn utilise principalement des sources acoustiques, instrumentales ou non, mais toujours métalliques. Muni de cylindres industriels, de cymbales, et d'objets divers, Jason Kahn met ces différents outils en vibration grâce à des baguettes, à d'autres objets, ou capte leur vibration "interne" avec des transducteurs.

Ainsi il compose une longue pièce sur les différentes vibrations possibles du métal, les vibrations d'objets trouvés comme d'instruments prennent tout de suite un sens musical et s'inscrivent dans un long continuum d'harmoniques, de percussions incantatoires. La résonance de ces objets, ainsi que leur inscription dans l'espace (extérieur ou studio), leur richesse harmonique, tous ces éléments ont quelque chose de cosmique. La musique de Jason Kahn parvient toujours à toucher l'essentiel je trouve. Ici, elle trouve l'essence du métal, à travers le mixage des différents enregistrements, à travers le choix varié des instruments et outils, à travers les différentes manières de les faire résonner, ainsi qu'à travers la relation avec l'environnement. Et cette musique paraît cosmique dans le sens où tous les éléments semblent se rejoindre dans cette composition, il y a quelque chose d'organique dans cette approche du son et dans le travail de composition.

Jason Kahn a composé avec On Metal Shore une excellente pièce qui explore de manière très sensible et organique les qualités sonores du métal sous différentes formes. Un long continuum d'harmoniques fantomatiques, de résonances lourdes, et de poésie métallique. Excellent travail sur la percussion.

En 2011, je me rappelle de la très bonne surprise que j'ai eu en découvrant la première publication du duo Bryan Eubanks & Jason Kahn, collaboration qui date pourtant de 2008 maintenant. On y retrouvait le premier à l'électronique surtout ("circuits ouverts") et le second au synthétiseur modulaire. Mais aujourd'hui, pour ce nouveau disque, le duo des deux musiciens natifs des Etats-Unis propose une nouvelle formule avec Jason Kahn à la batterie cette fois enc ompagnie de Bryan Eubanks au saxophone soprano, aux oscillateurs, à la radio et à "l'open-circuit feedback", ce que le titre du disque ne manque pas de souligner : tout simplement drums saxophone electronics.

Cinq courtes imrpvosations sont proposées sur ce disque, et toujours, comme on peut s'y attendre, il ne s'agit pas tant d'improvisations virtuoses ou techniques, mais d'une attention subtile au son et d'idées musicales fortes. Que ce soit Eubanks à l'électronique ou Kahn à la batterie, les deux musiciens s'intéressent surtout à produire un type de son précis, une certaine texture, et explore ensuite l'interaction possible entre les deux. Il ne s'agit pas non plus de chercher la facilité (de frotter les cymbales par exemple), le duo cherche bien à explorer des techniques plus personnelles ou pas trop communes en tout cas, il joue sur la percussion des peaux, sur des textures électroniques limpides et claires, mais le duo cherche surtout les points d'accroche entre les instruments et les sons. Eubanks & Kahn explorent les différentes croisées possibles entre le son produit par une batterie et des baguettes, et le son des parasites électroniques et des oscillateurs.

Des nappes électroniques ou instrumentales (avec le saxophone) enrichissent la palette sonore de Jason Kahn, ses percussions légères, sinueuses et fluides sont complétées par des lignes claires, pures et droites. Aucun son n'est gratuit tout est complémentaire. Une musique qui ressemble à de l'improvisation électroacoustique, mais qui tente d'innover en esquivant certaines facilités (l'électronique harsh et découpée, les cymbales frottées, etc.). Mais surtout, une musique qui démontre encore une fois la finesse et la sensibilité de l'écoute de ces deux musiciens. Du bon travail.

BRYAN EUBANKS - Anamorphosis (CD, Sacred Realism, 2014) : lien
JASON KAHN - Noema (2LP, Editions, 2014) : lien
JASON KAHN - On Metal Shore (LP, Editions, 2011) : lien 
BRYAN EUBANKS & JASON KAHN - drums saxophone electronics (CD, Intonema, 2014) : lien

série idiomatique : noiserock & electro



Pour changer un peu, je parlerai dans cet article de groupes un peu plus orientés vers le rock ou l’electro. Vers les musiques actuelles ou populaires comme on dit. Des groupes avec une basse et une batterie, des rythmes binaires, des mélodies qui groovent, des beats bien lourds, des samples, voire même des improvisations sur des modes pentatoniques.

C’est le cas par exemple sur le premier EP d’Alien Whale, un trio américain qui regroupe des musiciens originaires de Brooklyn : Matt Mottel aux claviers, Colin Langenus à la guitare, et Nick Nesley à la batterie. Toute une troupe connue des amateurs de noise-rock puisque ces musiciens appartiennent parallèlement à Talibam !, USAisamonster, et Necking, et ont par ailleurs avec quelques légendes comme Sonic Youth et les Boredoms.

Ce trio propose ainsi un début vraiment prometteur dans le genre. Du rock bien rock, et répétitif, sans couplet ni refrain (ni aucune voix d’ailleurs), mais adoptant plutôt de longues formes improvisées instrumentales. Il ne s’agit que de trois petites pièces ici, trois pièces de cinq à dix minutes maximum, mais Alien Whale navigue sur une formule vraiment prenante et envoutante, et je ne cesse de réécouter ce disque. Pour ses riffs obsessionnels ou groovy, pour l’humour des gammes simplistes et pentatoniques parfois, pour le son de groupe lourd et rond, mais fin et précis en même temps, pour toutes sortes de raison en bref qui font d’Alien Whale un groupe de noise-rock original, intelligent, intense aussi. Une guitare et une batterie bien aiguisées, contre des claviers parfois kitsch, parfois surréalistes, toujours surprenants en tout cas. Alien Whale c’est bien un cocktail puissant d’humour, de puissance et de talent, c’est très américain, dans le son comme dans la forme, américain au sens noble du terme.

Je ne connais pas l’origine ni les membres de Freddy The Dyke, mais dans le genre, ce groupe va encore plus loin. La batterie est encore plus cinglante, la basse plus grasse, la voix éructe des textes sans effet, de manière déclamatoire. C’est encore plus groove, mais aussi moins rock, plus orienté vers le grind-hardcore, du hardcore teinté de funk, un peu à la manière de certains Dillinger Escape Plan… Mais bien sûr, c’est plus ouvert, plus bordélique, moins propre que tout ça, Freddy The Dyke, c’est plus pour les fans de Don Vito que pour le Hellfest... Freddy The Dyke ne cherche pas à inventer un genre, mais se joue des codes existants, et il s’en joue aussi avec humour et originalité.

Là encore on a un super disque bien puissant : trente minutes de groove, de blast, de larsen, d’improvisations, de riffs secs et nerveux, de caisse claire cinglante, et de tout ce qu’on attend d’un groupe de noise-rock. Une très bonne découverte proche de certains de mes favoris dans le genre, qui allie la puissance de Daïkiri, la précision de Don Vito et l’humour de Headwar.

Cette année, j’ai également passé quelques temps à, de nouveau, m’intéresser aux musiques électroniques, enfin pas à la noise aux à la musique concrète, mais à l’electro comme on dit. Et assurément, ce qui m’a le plus marqué mais que je n’ai pas encore eu le temps de chroniquer, c’est Emptyset, un projet electro indus sombre, épuré, gras et puissant originaire de Bristol je crois. Un projet qui pourrait ressembler à une version épurée et abstraite du power electronics en somme. Mais pour l’instant je voulais surtout parler d’Ossario de Nicola Ratti, qui fait partie des projets electro les plus convaincants que j’ai entendu cette année.

Je ne suis pas vraiment spécialiste dans les musiques électroniques, du coup les références sont limitées, mais rapidement, au fil des écoutes, Nicola Ratti m’a fait penser à Aphex Twin d’une certaine manière. Il n’utilise pas de rythmiques complexes ou déconstruites, très peu de synthèses d’instruments acoustiques, mais il attache une importance similaire aux mélodies simples et naïves, et surtout au son. Chaque son, qui paraît purement digital et numérique, est traité avec une attention chirurgicale. Nicola Ratti travaille le son de manière très précise, avec des intentions très claires. Il ne fait surtout pas dans la surenchère, il produit un son pour atteindre un but, et c’est tout. Une mélodie pour détendre, un beat pour danser, une nappe pour l’atmosphère, une voix pour inquiéter ; tout est murement réfléchi et n’est jamais très loin de l’idm.

Mais ici, il s’agit d’idm épuré et abstraite, de l’idm réduite à l’essentiel, et c’est ce qui fait la beauté de ce travail électronique simple et minimal. Sauf que derrière cette simplicité et ce minimalisme semble se camoufler une longue recherche et un long travail de composition et de création. Au niveau des formes, des atmosphères et surtout des sons, Nicola Ratti a pris le temps de créer dix pièces uniques,  personnelles, intenses, et belles. Une musique qui, selon les moments, peut être juste belle, ou dansante, ou puissante, ou berçante et apaisante, ou atmosphérique, mais qui reste toujours inventive et personnelle.

Et pour rester dans les musiques électroniques, avec cette fois un classique dans le genre, il faut aussi parler du dernier Venetian Snares : My love is a bulldozer. Aaron Funk, alias Venetian Snares, développe depuis plusieurs années une esthétique osée qui ressemble à un collage dadaïste de musique baroque et de breakcore ou de drum’n’bass déconstruit et décomplexé. Un style qui a vraiment surpris la première fois peut-être, mais qui commence à s’essouffler je trouve.

Un quatuor à cordes avec des beats parfois proches du speedcore, ça ne laisse pas indifférent la première fois. Et sur MLIAB, ces collages improbables peuvent encore faire leur effet. Instrus post-romantiques et beats breakcore ou drum’n’bass, ça envoie vraiment la plupart du temps. Le seul problème, c’est que Venetian Snares tente de se renouveler tout en gardant la même recette. Il varie donc les beats et les instrus, et on se retrouve avec des collages improbables et inattendus de crooners, de dub, de flamenco, etc. Parfois ça marche très bien, Venetian Snares continue à produire une musique extrêmement puissante et violente, mais parfois aussi il fait dans la surenchère et fatigue avec des amoncellements de samples en tout genre.

C’est un peu le problème des Mr Bungle et Estradasphere, ces groupes qui tentent de détourner des musiques populaires pour en faire une musique marginale, puissante ou extrême. La formule de base est très bien, c’est prenant, bluffant, mais à force de vouloir s’en tenir à cette idée, la musique s’essouffle et devient une copie d’elle-même. C’est un peu ce que j’aurais à reprocher à ce dernier disque de Venetian Snares, car même si certains morceaux qui allient musique post-romantique et breakcore boosté sont vraiment puissants, d’autres plus orientés vers les crooners paraissent plus plats et monotones. Comme une variation de l’idée esthétique originale d’Aaron Funk qui perdrait fortement en intérêt. Bref, c’est assez inégal en somme, peut-être pas mal pour découvrir Venetian Snares, mais loin d’être son meilleur album.

Dans un tout autre registre, plus expérimental et plus psychédélique, quelques mots sur KÄHE+ de l’artiste français Uton. Ce disque est une suite d’une trentaine de miniatures enregistrées en 2013. On est très loin des musiques actuelles et populaires ici, on est vraiment dans l’expérimentation, mais je trouve que ce disque peut tout de même avoir sa place dans cet article dans une certaine mesure.

Car si ce disque est expérimental, il est expérimental d’une manière particulière et paradoxale. Uton explore le langage finnois pour inspirer ses miniatures électroniques. Il s’inspire d’un langage pour en créer un autre qui ne vient de nulle part. Il s’agit ici d’enregistrement étranges manipulés, samplés et édités. Des effets psychédéliques se mélangent avec des techniques issues de la musique concrète. Ce n’est pas abstrait ni concret, ce n’est pas vraiment idiosyncratique, mais en même temps, la volonté de l’être est ici. Il s’agit d’une sorte de musique « nomade », d’un langage musical clair qui n’en est pas vraiment un. Uton développe son propre langage, un langage en devenir inspiré d’un langage préexistant : entre l’idiome et l’expérimentation, entre le concret et l’abstrait, entre le musical et le non-musical, entre le folklore et l’avant-garde, le texte et la voix, on ne sait pas trop.

Uton propose une musique vraiment singulière sur laquelle je n’ai pas vraiment de jugement. D’un côté, c’est sûr, j’aime beaucoup ce parti-pris esthétique très fort et personnel, et d’un autre côté, je ne trouve pas cette esthétique passionnante ; mais ça reste un travail vraiment digne d’intérêt, qui vaut largement le coup d’oreille.

Ce disque (Kähe+), je l’avais écouté puis mis de côté, mais ce n’est qu’en écoutant LA. de Ghédalia Tazartès que j’ai pensé à le ressortir car il y aurait des parallèles à faire entre ces deux artistes. Le musicien français d’origine tunisienne est également connu pour adopter des formes musicales idiosyncratiques, mais des idiomes qui n’appartiennent pas réellement à un pays, à une tradition ou à un genre particulier.

Ghédalia Tazartès est une sorte de maître du folklore imaginaire, de la musique « traditionnelle expérimentale ». Ce chanteur unique parle d’une voix rauque, clame avec lyrisme, ou filtre sa voix à travers des manipulations de bande par-dessus des instrumentations blues, folk ou traditionnelles.
Sur LA., il propose ainsi une première face orientée vers l’occident avec de l’harmonica, de la guimbarde et des sortes de working songs ou des chansons de blues ou de folk primitifs. Ce n’est pas un hommage, ni une imitation, ni un détournement, mais une réappropriation des langages. Tazartès adopte certains instruments, certaines gammes d’improvisation, ou certaines formes, mais toutes les chansons sont comme décalées, soit par l’étrangeté du chant, soit par des effets, soit par une superposition étrange de différentes sources.  Mais c’est sur la deuxième face que le talent et la créativité de Tazartès ressortent encore le mieux. Ici, l’orientation est plus orientale avec de nombreuses percussions, des harmoniums, des voix tibétaines et des chants typés iraniens. Elle est plus orientale mais encore plus improbable avec l’introduction de bandes manipulées au Revox, de field-recordings, et de spoken-words sombres et apocalyptiques. Cette face qui a donné son titre au vinyle est une sorte d’hommage inouï au théâtre d’Antonin Artaud, aux musiques tibétaines et balinaises, à la poésie et à l’expérimentation sonore. Une face d’art total où Tazartès s’affirme comme un génie du folklore imaginaire, de l’idiome nomade. 

Ghédalia Tazartès produit ici une sorte de musique universelle, d’art total qui englobe la poésie, le théâtre, l’ethnomusicographie, l’organologie, et l’ingénierie sonore. La voix, chantée ou parlée, n’est qu’une voix pure, épurée, comme la musique, sensiblement abstraite et terriblement concrète. C’est paradoxal, la voix est dégagée du langage, la musique n’appartient à aucun langage non à proprement parler, et en même temps, cet univers forme une sorte de langage universel compréhensible de tous, de par sa personnalité, sa sensibilité, ses références populaires, et sa créativité. Un disque qui est peut-être inégalement réussi, mais qui reste passionnant et envoutant – avec une mention spéciale pour la superbe face la plus orientale, pleine de profondeur et de chaleur.

ALIEN WHALE – sans titre (EP/téléchargement, Care in the community, 2014)
FREDDY THE DYKE – sans titre (LP, Skuusmaal, 2014)
NICOLA RATTI – Ossario (LP, Holidays, 2014)
VENETIAN SNARES – My love is a bulldozer (CD/téléchargement, Planet Mu, 2014)
UTON – KÄHE+ (CDR, moremars, 2014)
GHEDALIA TAZARTES – LA. (LP, Dbut, 2014)