Charlemagne Palestine + Z'EV - Rubhitbangklanghear Rubhitbangklangear [CD/LP]

CHARLEMAGNE PALESTINE + Z'EV - Rubhitbangklanghear Rubhitbangklangear (Sub Rosa, 2013)
Même si ce n'est pas la première fois que les musiciens Z'ev et Charlemagne Palestine jouent ensemble, cette collaboration est par contre la première à être publiée (en CD et vinyle, par le label Subrosa). Le célèbre compositeur minimaliste de certains des drones les plus radicaux, Charlemagne Palestine, s'illustre ici au carillon, tandis que son acolyte Z'ev utilise toute une installation de percussions, à peaux surtout, notamment un énorme tambour vertical grave aux résonances incroyables, ainsi que de nombreux idiophones.

Si Charlemagne Palestine est connu pour ses compositions linéaires et statiques, Z'ev est quant à lui plutôt réputé pour ses longues pièces répétitives et hypnotiques, au bord du mysticisme transcendantal, et c'est plutôt de ce côté que penchent cette suite de six pièces. Certainement est-ce aussi l'utilisation du seul carillon qui a poussé Charlemagne Palestine à suivre son collaborateur dans son orientation plutôt que l'inverse. Ce que prouve d'ailleurs le court solo présent sur ce disque. Car outre trois pièces en duo, on peut également entendre un solo de Charlemagne Palestine et deux soli de Z'ev.

Bref, passons à la musique. Mais rapidement, car le plus intéressant n'est pas ce qui se passe, comment ça se passe, mais le vécu lui-même de cette musique, soit comment les musiciens et l'auditeur la perçoivent. Comme pour toute musique pourrait-on me dire, oui, mais beaucoup l'oublient. Quant à ces deux personnages, le vécu semble bien être pour eux la seule préoccupation au fondement de leur musique, et la seule finalité de leur musique. Toutes les pièces sont basées sur des cellules rythmiques et mélodiques simples, voire très simples. C'est au fur et à mesure de leur répétition, ainsi que lors des infimes variations de tempo ou les micro-changements d'attaque, que l'on perçoit la richesse de cette musique. Une musique contemplative et mystique peut-être, qui s'intéresse aussi à la vie sonore elle-même, aux mystérieux flux d'harmoniques qui s'entremêlent dans la durée jusqu'à former une nappe sonore fantastiques. Car en-dehors de l'aspect hypnotique et répétitif omniprésent, le plus marquant dans cette collaboration ainsi que durant les soli, c'est peut-être cette vie harmonique générée par la répétition, ce réseau incroyable tissé par les résonances.

Mais c'est aussi la méthode de composition que j'apprécie beaucoup sur ce disque, une méthode simple et radicale héritée de certaines musiques de transe de possession autant que de Terry Riley ou Tony Conrad. La répétition obsessive et radicale tisse en elle-même tout un réseau de significations dans lequel semblent pris les sons projetés et transmis. C'est bien l'aspect obsessionnel qui donne aussi cette sonorité fantastique et surprenante aux sons. Et pas seulement les flux de résonances.

Bref, il s'agit d'une musique assez attendue, surtout venant de Z'ev, mais toujours aussi belle et singulière. 

[informations & extrait: http://www.subrosa.net/en/catalogue/soundworks/charlemagne-palestine--zev.html]

[jason kahn]

JASON KAHN - For Angel (48 Laws, 2013)
For Angel, une seule et longue pièce par un des maîtres de la diffusion de fréquences massives et extrêmes à travers l'espace. Selon les notes de Jason Kahn mises en ligne sur le netlabel qui publie ce disque digital, il s'agit d'ailleurs d'une de ses dernières performances à utiliser cette installation dans cette optique. Une installation qui consiste depuis plusieurs années en quelques percussions (caisse claire ou un tom), amplifiées et modifiées par un set de micros, un synthétiseur analogique (comme ici) ou un ordinateur.

Pour ce concert enregistré dans un monastère, Jason Kahn a structuré sa pièce en une sorte de long crescendo où quelques fréquences se surajoutent les unes aux autres. Un continuum ininterrompu où chaque fréquence prend le temps de se déployer dans l'espace, de se répercuter et de revenir à son point de départ avant qu'une autre s'ajoute à son mouvement. Des fréquences qui vont de la sinusoïde ultrabasse au bruit rose, généralement statiques, et qui forment des blocs massifs. On a donc pas le temps de s'ennuyer devant cette suite de blocs continus et linéaires qui s'enchaînent et se superposent progressivement jusqu'au decrescendo final de dix minutes. Les successions et juxtapositions se font naturellement, quand les blocs ont fini d'investir l'espace, les différentes "parties" ne sont donc ni trop courtes ni trop longues, juste le temps qu'il faut pour bien investir l'espace de diffusion et pour assurer la continuité sans rupture entre chaque élément.

Des ondes, de l'électricité, des fréquences parasitaires, beaucoup d'énergie avec beaucoup de calme, un art subtil du micro-évènement et de l'immersion dans la masse sonore. J'adore.

[informations, présentation & téléchargement gratuit: http://48laws.org/release.php?id=10]

JASON KAHN - in place: daitoku-ji + shibuya crossing (winds measure, 2013)
Une fois de plus, je crois encore avoir affaire ici à un enregistrement plus intéressant pour l'idée que pour le résultat. Mais quel concept! Jason Kahn s'intéresse toujours à la perception de l'espace et à la sculpture sonore, que ce soit à travers sa pratique instrumentale, les compositions graphiques ou les field-recordings. Mais cette interrogation et cet intérêt pour la perception étant devenus des projets assez convenus, Jason Kahn a choisi avec la série in place de renverser les méthodes habituelles d'investigation. Sur cette cassette où sont réunis deux enregistrements de la série in place et relatifs à la perception de deux lieux à Kyoto et Tokyo, Jason Kahn remplace les enregistrements de terrain ou les installations sonores par le simple récit de sa propre perception. Après plusieurs heures de présences sur un lieu très marqué par les traditions religieuses japonaises et un lieu urbain ultra-moderne, Jason Kahn récite ses notes d'impression. Tout ce que l'on peut entendre durant ces cinquante minutes, c'est JK qui, d'une voix assez monocorde, lit des notes sur les sons qu'il perçoit, mais aussi sur les lieux, sur leur signification sociale et leur structure historique ou urbaine, comme sur ce qu'ils signifient pour lui, ce qu'ils lui rappellent, ou ce qu'il imagine à travers eux.

Peut-être parce que les sons musicaux, électroniques, électroacoustiques ou concrets sont devenus trop connotés et dirigés musicalement, Jason Kahn renverse tout ce système de signifiants en proposant une exploration aussi personnelle qu'objective. Personnelle parce qu'elle ne renvoie qu'à la perception de Kahn, mais objective, parce qu'à travers l'absence de signifiants et de signes sonores et musicaux, on ne peut que se retrouver, de manière très brute et frontale, devant la perception de Jason Kahn, et c'est tout notre système subjectif de référence qui se retrouve nier par ce processus. Un exemple de cette série avait déjà été publié sur une compilation du  même label, un exemple que j'avais qualifié de "musique indirecte libre". Car avec ce dispositif, Jason Kahn ne présente plus une pièce sonore, mais présente seulement le processus d'écoute et de perception avant même de le mettre en forme. Du côté théorique je trouve que ce procédé a quelque chose de renversant et de radical, mais du côté pratique, je ne vois pas comment cette idée pourrait être explorer à long terme, il ne faudrait pas qu'elle devienne systématique surtout. Mais pour l'instant, cette idée fraîche est vraiment réjouissante pour les questions et la nouvelle forme de perception qu'elle suscite.

[informations, extraits & présentation de la série par Jason Kahn: http://windsmeasurerecordings.net/catalog/wm33/
une interview de JK sur ce dispositif a déjà été publié sur le site de winds measure pour une compilation sur la phonographie: http://windsmeasurerecordings.net/catalog/wm30/kahnf/]

JASON KAHN - Open Space (Editions, 2013)
Editée en double vinyle dans une pochette peinte à la main, Open Space est une composition graphique de Jason Kahn commandée par le festival australien nowNOW. Ici encore, c'est donc une toute autre approche de l'espace, de la musique et de la composition que propose JK. La composition est écrite pour huit musiciens australiens et le compositeur lui-même, tous issus de la musique improvisée, et dans la mesure où il s'agit d'une partition graphique, donc ouverte par définition, interprétée par des improvisateurs, le résultat est évidemment un subtil mélange d'improvisation et de composition, une oeuvre entre les deux, avec une structure claire et une forme limpide qui ne laissent cependant pas pressentir ce qui peut se passer à l'intérieur.

 Ce que je remarquerais en premier lieu avec cette partition de Jason Kahn (qui l'interprète ici à l'électronique), c'est la connaissance intime des musiciens pour qui il écrit. Car cette composition n'est pas écrite pour tel ensemble d'instruments, mais pour cet ensemble spécifique de musiciens: Chris Abrahams (piano), Laura Altman (clarinette), Monika Brooks (accordéon), Matt Earle & Adam Sussmann (électronique), Rishin Singh (trombone), Aemon Webb (guitare) et John Wilton (percussion). La connaissance du style de chaque musicien, de ses habitudes et de ses affinités esthétiques, a permis à Jason Kahn d'écrire une partition dont la forme prend en compte la personnalité de chacun, et il résulte de ce procédé une interaction intime entre la forme et le contenu, entre l'écriture et l'improvisation, entre la structure et l'interprétation.

Mais le plus remarquable réside dans l'écriture elle-même, dictée d'une part par la connaissance des musiciens mais également par l'intérêt de Jason Kahn pour l'espace. Durant cette pièce en quatre parties qui durent entre 15 et 20 minutes, on ne retrouve jamais les neuf musiciens jouant simultanément. Il s'agit de parties très aérées, de longues plages sonores qui dessinent toutes un paysage particulier, en fonction des interprètes. En fonction des dessins proposés par le compositeur, les interprètes improvisent sur de longues notes continues, sur des répétitions massives mais calmes, sur des bruits imperceptibles, sur des micro-évènements et des progressions très minimales. L'espace est transformé par le compositeur et les improvisateurs en de longues sculptures sonores, des sculptures poétiques et sensibles, des sculptures aux effets plastiques presque tangibles.

Tout un art de la sculpture sonore, de la composition musicale et de l'interaction se retrouvent mis au service de cette pièce, un art que l'on doit d'ailleurs autant au compositeur qu'à chaque interprète. Une sorte de magnifique nuage sonore en transformation permanente, un nuage où se brouillent les frontières entre l'art sonore et la musique, entre la composition et l'improvisation, entre l'interprétation et l'écriture, mais aussi entre l'espace et le temps, la durée et la perception spatiale. Une longue pièce linéaire et monolithique, toute en finesse et en poésie, une pièce superbe. Vivement conseillé.

[présentation, informations, chroniques, extrait & partition: http://jasonkahn.net/editions/catalog/open_space.html]

Daniel Menche - Marriage of Metals [LP/DL]

DANIEL MENCHE - Marriage of Metals (Editions Mego, 2013)
Étrangement, je me rends compte que c'est la première fois que Daniel Menche apparaît sur ce site. Il est grand temps donc de réparer ce que je considère comme une faute, puisqu'il fait tout de même partie des musiciens expérimentaux que j'affectionne le plus. Ce n'est pourtant pas faute d'écouter ses disques et de m'intéresser à son travail, des albums comme Guts ou Gauntlet (un duo avec avec Kevin Drumm) auraient vraiment leur place dans ces colonnes à mon avis, mais le hasard ne semble pas avoir joué en sa faveur jusqu'à présent.

Ici, comme sur Guts, Menche utilise un instrument traditionnel pour le détourner au profit d'une musique personnelle et fantastique. Un instrument encore plus traditionnel et plus connoté, puisqu'il ne s'agit plus du piano mais du gamelan. Qu'est-ce qu'il en fait cette fois? Un instrument de pop atmosphérique et contemplative, de post-rock répétitif et noise. Daniel Menche a utilisé en fait sur Marriage of Metals toute une installation de gamelan, qu'il détourne au moyen d'effets simples et peu nombreux. Les gongs produisent une mélodie lente et répétitive, basée sur des rythmiques simples et des attaques particulières, une mélodie transformée en une masse sonore singulière à l'aide de pédales fuzz, de distorsion et de réverbération. Deux pièces résultent de ce procédé singulier. Deux pièces oniriques et proches d'une sorte de transe de possession traditionnelle et industrielle. Les signaux acoustiques ne se distinguent plus de leur écho électrique, le naturel se mélange à l’artificiel, la source à sa transformation, la forme au contenu.

Daniel Menche propose ici deux pièces fantastiques, deux pièces comme on en entend rarement. Une sorte de transe électrique, de balade acoustique et nostalgique bercée par la pop et la noise. Les couleurs trouvées dans cette exploration sonore ont quelque chose d'inouï et de surnaturel, des textures uniques pour une musique sensible, envoutante, intime, très personnelle et singulière. Quant à la forme, ces développements de longues mélodies pop répétitives et mélancoliques, elle est juste maîtrisée à merveille, et participe à la production de sensations inédites et fortes. Deux pièces vraiment très belles.


[norbert möslang]

NORBERT MÖSLANG - killer_kipper (Cave 12, 2013)
killer_kipper est un vinyle au format 12 pouces publié par le label suisse Cave 12. Enregistrement d'une courte performance (une petite vingtaine de minutes) de Norbert Möslang (également connu pour être la moitié du duo Voice Crack avec Andy Guhl), ce vinyle n'apporte pas grand chose de nouveau. Les manipulateurs virtuoses comme Möslang ou eRikm sont extrêmement talentueux, leur technique est irréprochable, leur récent duo le prouvait bien d'ailleurs. Mais le renouvellement n'est pas toujours de la partie malheureusement, comme le prouvent tout aussi bien ces trois nouveaux disques du spécialiste des détournements d'objets quotidiens.

Ces quelques réserves étant faites sur l'absence de renouvellement, je dois quand même dire que je reste encore très admiratif (mais pour combien de temps) devant ce genre d'improvisations où s'entremêlent l'eai, la noise et le power-electronic. L'utilisation faite des fréquences quotidiennes par Möslang reste assez extraordinaire. Des boucles de fréquences basses, des irruptions inattendues de larsens explosifs, aux nombreux parasites restructurés en une performance narrative, Möslang maîtrise ses installations, ses préparations, et ses détournements à merveille. Un droit fil est ici tracé par le biais de boucles interminables, sur lesquelles se greffent des interruptions et des incursions de plus en plus fortes, abrasives, et brusques. Une performance très intense, agressive, virtuose et singulière.

[informations & présentation: http://label.cave12.org/#]

NORBERT MÖSLANG - fuzz_galopp (Bocian, 2013)
Avec fuzz_galopp, autre LP publié cette fois par le label Bocian, la tendance narrative et linéaire est accentuée au détriment de la virtuosité et de l'ingéniosité peut-être. Mais je considère plus ceci comme un gain que comme une perte. On s'éloigne un peu ici de la démonstration de force, oui, mais pour approcher une musique plus profonde, sombre et mieux construite. Möslang joue ici sur une tension linéaire et des couleurs très sombres. Il ne s'agit pas de créer de l'intensité en surprenant l'auditeur par des irruptions brusques de larsens, mais plutôt en rendant le son de plus en plus massif. Pas physiquement seulement, mais surtout psychologiquement. La mise en boucle de basses très graves, aux limites de l'audible, de fréquences aussi pénétrantes et profondes, font de cette longue pièce un fil qui pénètre lentement mais surement la perception de l'auditeur. Un auditeur comme pris d'assaut par cette musique de laquelle on ne semble pas pouvoir échapper. Ce mélange de boucles ultra-basses, de pulsations mécaniques (sans samples ni percussions bien sûr) et de sonorités métalliques et industrielles, agrippe l'auditeur et ne le lâche plus. Peut-être moins agressif et virulent que killer_kipper, fuzz_galopp est par contre beaucoup plus profond et haletant, de par son aspect répétitif et narratif. Il reste les dix dernières minutes, plus ambient et créatives, qui ne sont pas forcément à mon goût. Une exploration abstraite des signaux électriques qui rompt la narration précédente et offre une palette par contre assez surprenante de fréquences en tout genre. Excellent travail tout de même.

[informations, présentation & extraits: http://www.bocianrecords.com/releases.html]

NORBERT MÖSLANG - indoor_outdoor (Ideologic Organ, 2012)
Premier vinyle a être paru de cette série de solos, indoor_outdoor est le plus réussi à mon goût, et je ne crois que ce soit seulement dû à la présence de Toshimaru Nakamura sur la deuxième face. La première partie de ce disque publié sur le label de Stephen O'Malley (SunnO)))) réunit tout ce que j'admire le plus chez Möslang. Soit une construction narrative très intense, et un sens du crescendo et de la masse sonore vraiment puissant. On part de pas grand chose ici, quelques parasites disséminés autour de silences, pour finalement arriver à un mur de son inouï. Le genre de pièce qui s'écarte des canons de la musique improvisée pour aborder des structures musicales narratives qui font toute l'intensité du disque. Une construction hallucinante où le son prend une ampleur toujours plus profonde et devient extrêmement massif, un mur où toutes les fréquences sont réunies en une masse stable et renversante.

Sur la deuxième pièce, l'aspect linéaire s'efface un peu au profit d'une musique plus proche de l'eai et du power-electronic. Une musique déstructurée et arythmique où on peine à percevoir l'influence du minimalisme de Toshimaru Nakamura. La table de mixage bouclée sur elle-même et les objets quotidiens craqués se mélangent en un feu d'artifice de composants électroniques amplifiés, du circuit-bending virtuose qui suit quand même un fil conducteur. Car à travers la profusion de parasites et d'explorations soniques, des segments linéaires sont tracés pour ne pas perdre l'auditeur dans la démonstration de force. Une pièce qui en somme peut être parfois très calme et plane, où extrêmement bruyante et fragmentée. La narration n'est pas complètement abandonnée, mais elle est souvent interrompue par de brusques segments massifs et imposants.

Bref, avec ce disque c'est tout le talent de Möslang pour l'exploration sonore comme pour la construction narrative qui ressortent le mieux. C'est aussi le plus brutal et le plus renversant. Parfait en somme pour découvrir ce chef de file historique de l'improvisation électroacoustique live. Recommandé.

[informations & présentation: http://editionsmego.com/release/SOMA008]

Keith Rowe & Graham Lambkin - Making A

KEITH ROWE/GRAHAM LAMBKIN - Making A (Erstwhile, 2013)
Deux générations, deux continents, deux personnalités: tout laisserait penser que la rencontre de Keith Rowe et de Graham Lambkin produirait deux voix bien distinctes, mais il n'en est rien. La musique qui résulte de cette rencontre est complètement cohérente et unique, ces deux musiciens semblaient justement faits pour se rencontrer.

Keith Rowe, crédité aux micro-contacts, objets, field-recordings, et Graham Lambkin (micro-contacts, objets, "chambre"), proposent avec Making A une suite de trois pièce inattendues, et en même temps très cohérentes. On connaît les affinités du guitariste anglais pour la peinture ainsi que l'importance du collage pour le second, il apparaissait donc naturel que chacun s'enregistre en train de dessiner, colorier, mesurer et découper du papier - ainsi que l'a déjà remarqué Brian Olewnick. Car la majeure partie de ce disque consiste en frottements de crayons, de plumes et d'objets sur du papier ou du carton, sur des déchirements et des découpages captés physiquement par les micro-contacts. Une musique très concrète et figurative dans sa production, mais rendue abstraite par la proximité physique des micro-contacts. Ce sont, au contraire, les microphones d'ambiance qui captent l'environnement extérieur, ainsi que les field-recordings, qui peuvent donner quelques repères spatiaux et temporels sur l'enregistrement. Car l'environnement est assez présent et se confronte de par son éloignement avec les prises de son physiques et très rapprochées de l'action/performance. Et c'est cette confrontation qui permet de situer au mieux la scène de la performance, de l'action ou de la représentation - je ne sais plus vraiment quel terme est adéquat.

Jackson Pollock rapportait une fois qu'un critique disait de ses tableaux qu'ils n'avaient ni commencement ni fin, ce qu'il prenait comme un compliment. De la même manière, les trois pièces de KR & GL ne semblent avoir ni début ni fin, et leur découpage semble complètement arbitraire (le début et la fin de chaque pièce sont effectivement coupés dans le vif, de manière très brusque). Les deux artistes sonores rentrent dans le son comme Pollock se plongeait dans la toile, une action directe sur le son à l'aide d'outils spécifiques comme Pollock agissait directement sur la toile avec ses moyens. J'ai déjà dit que KR était connu pour son intérêt envers la peinture, mais c'est ici sa passion pour "l'expressionnisme abstrait" - et notamment pour Rothko - qui semble prépondérante. L'action de dessiner devient un théâtre musical, un théâtre abstrait certes, mais construit selon une narration subjective, une plongée dans le son accomplie par les musiciens et offerte aux auditeurs. Il ne s'agit pas d'une abstraction formelle ou mathématique, mais d'une abstraction sensible et personnelle, qui offre la possibilité d'une immersion pour le public, comme pouvait le réclamer Rothko.


Une musique unique où l'action de composer devient la musique elle-même, où la partition graphique, en tant qu'improvisée, organisée et mise en sons, devient musique avant même d'être interprétée, où la réalisation stricte d'une écriture improvisée devient composition. L'entremêlement entre l'intention, le résultat et le médium semble inextricable. Et c'est certainement le plus admirable dans cette collaboration, cette faculté à renverser une grande partie des fondements de la musique occidentale. C'est tout le système de la notation et de son interprétation, de l'opposition (complètement arbitraire pour KR) entre l'improvisation et la composition, qui se trouvent renverser dans cette proposition musicale unique et extrêmement forte. Comme si l'encre devenait la littérature, l'écriture devient la réalisation; ainsi KR et Lambkin atteignent leur but et affirment haut et fort que l'écriture n'est rien qu'un médium, seule importe la réalisation qui est la musique. Une leçon magistrale.

Duplant/Chambel/Drouin - field by memory inhabited

DUPLANT/CHAMBEL/DROUIN - field by memory inhabited 1&2 (Rhizome.s, 2012)
Si Bruno Duplant est un musicien omniprésent - déjà chroniqué à de nombreuses reprises sur ce site - qui enchaîne des projets et des publications assez divers, Jamie Drouin et Pedro Chambel sont deux artistes un peu plus discrets mais remarquables. Le premier est un musicien canadien concentré sur un duo avec Lance Austin Oslen où il pratique l'improvisation et la composition électroacoustique avec, comme outil principal, un synthétiseur modulaire analogique. Quant au second, certains l'auront peut-être entendu sur deux disques solo pour guitare préparée sur table, parus il y a environ dix ans sur creative sources, deux disques minimalistes et abstraits radicaux.

Ces trois musiciens se retrouvent donc ici pour une collaboration à distance initiée par Duplant & Chambel (qui gèrent le label rhizome.s), et intitulée field by memory inhabited. Le projet consiste en une interprétation à distance d'une partition graphique de Duplant, une interprétation en deux parties de vingt minutes chacune, réalisée ici avec des outils électroacoustiques par Bruno Duplant, des microphones et des objets pour Pedro Chambel, et un synthé plus une radio pour Jamie Drouin - qui a également assuré le mixage final de ces fichiers.

La première partie, divisée en plusieurs sous-parties à peu près égales en durée, consiste en une succession de nappes électroniques, calmes et répétitives, assez lancinantes, sur lesquelles surgissent par moments des bruits d'objets et des parasites électriques. Le tempérament de chaque partie est égal à lui-même, et elles peinent à se différencier, tout semble articulé sur l'opposition entre l'instantané et la durée, entre la continuité et les ruptures. Une phonographie rurale apparaît clairement lors des dernières minutes, comme une résurgence concrète après plus d'un quart d'heure d'abstraction continue. Mais c'est surtout sur la deuxième partie - de loin ma préférée - que les prises de son prennent de l'ampleur. L'opposition ne se situe plus ici entre la continuité et la rupture, mais entre l'abstrait et le concret, la fixité des sons et l'indétermination propre à la réalisation de partitions (qui plus est graphiques). Sur un fonds sonore touristique (la "plage de monsieur Hulot"?), de longues sinusoïdes, des nappes analogiques et électroacoustiques, des fragments radiophoniques, des objets amplifiés, s'entremêlent en une confrontation surprenante. Confrontation du travail et du sérieux musical avec la légèreté des loisirs, une confrontation qui fait ressortir le potentiel musical, et même tragique j'ai envie de dire, de n'importe quelle situation anodine.

Deux pièces originales où les couches d'interprétations se distinguent bien tout en s'unissant - et il faut certainement louer ici Jamie Drouin pour l'équilibre excellent de son mixage. La forme narrative comme le contenu sonore sont singuliers, profonds, et créatifs. Très bon travail.


WITH LUMPS - Lumps for Lovin' (Never Come Ashore, 2013)
With Lumps est un duo instrumental écossais composé de Fritz Welch (percussions, batterie, voix, ampli & électronique) et Neil Davidson (guitare, ampli). Ce dernier s'est assuré un certain succès pour ses nombreux projets d'improvisation libre non-idiomatique ainsi que pour ses participations aux réalisations des œuvres publiées par Wandelweiser (voir ses disques publiés chez cathnor, creative sources et another timbre par exemple).

Le duo présenté ici propose une série de quatre pièces dont une enregistrée en live, le tout sur une durée de plus de 70 minutes. Il s'agit d'improvisations libres assez électriques et tendues, mais pas plus énergiques et réactives que ça. On peut ressentir une influence intériorisée du mouvement réductionniste à travers l'exploration parfois longue, minimale et répétitive de certaines idées basées sur des textures abrasives et abstraites. Mais ces improvisations sont tout de même plus fortes et électriques que ce qu'on peut avoir l'habitude d'entendre chez les musiciens dits réductionnistes. Welch & Davidson jouent plus sur la spontanéité et la réactivité, ainsi que sur des couleurs parasitaires et électriques. De l'improvisation libre non-idiomatique assez traditionnelle dans sa forme éclatée et spontanée, aux couleurs parfois héritées de la noise lo-fi, mais qui intègre aussi certains éléments plus rigoureux du réductionnisme et du minimalisme. Une proposition qui atteint souvent son but (une musique forte, intense et spontanée), assez originale, mais pas assez pour maintenir l'attention pendant plus de 70 minutes malheureusement - il aurait certainement fallu en retrancher une vingtaine de minutes à mon goût....

[informations, présentation & extraits: http://nevercomeashore.blogspot.fr/2013/04/with-lumps-lumps-for-lovin-cd-out-now.html]

KAKALIAGOU/SCHMOLINER/STEMPKOWSKI - PARA-ligo (Creative Sources, 2012)
Jeune trio austro-grec, Para est composé de la corniste Elena Kakaliagou, de la pianiste et chanteuse Ingrid Schmoliner, et du contrebassiste Thomas Stempkowski. C'est à la fin de l'année dernière qu'ils proposaient leur premier album sur le label creative sources, intitulé PARA-ligo.

Une suite de huit pièces aux formats assez courts qui oscillent entre les différentes expériences et histoires des musiciens présents. Des lignes de basse aux accentuations et aux rythmes hérités du jazz, un piano souvent préparé qui est beaucoup dirigé vers la musique contemporaine, et un cor d'harmonie qui n'hésite pas à proposer des mélodies suaves et nostalgiques, adaptées à ce que l'on peut attendre de cet instrument.

Les mélanges sont parfois intéressants, l'intégration des expériences et des influences aussi, mais à part faciliter l'écoute et la rendre aussi plus fade, je ne vois pas trop l'intérêt de ces multiples intégrations ici. On trouve beaucoup de techniques étendues, de préparations ingénieuses, et d'expérimentations sonores parfois réussies: aucun doute, oui, ce sont de bons instrumentistes. Mais la structure de ces morceaux, la forme dans laquelle ils s'intègrent et le mélange des genres paraissent assez formels et convenus. Un disque qui peut être un bon cadeau pour faire découvrir de nouvelles musiques à quelqu'un à la limite, quelqu'un qui supporterait peu ou mal les musiques improvisées et expérimentales, qui laisse aussi présager de bons musiciens, mais qui dans l'ensemble - malgré les mélanges singuliers - m'a paru un peu trop aguicheur et convenu.

PINKDRAFT - 2010 (Creative Sources, 2012)
Il n'y a pas très longtemps, j'avais beaucoup aimé un projet de Ricardo Jacinto orienté vers le mélange entre l'improvisation et les installations sonores, un projet interprété par le groupe Parque. C'est ce même violoncelliste qui est à l'origine du quartet Pinkdraft, avec à ses côtés Travassos à l'électronique analogique et deux autres membres de Parque: Nuno Torres au saxophone alto et Nuno Morão aux percussions et objets. Autant dire que les couleurs s'annoncent bien avec ces habitués des labels portugais Shhpuma et creative sources.

Ce quartet est assez différent des différents projets de ces musiciens. Il s'agit ici d'improviser une musique autant orientée vers l'eai ou le post-free-jazz que vers le réductionnisme. Et le pari est gagné. Sur cinq pièces d'environ quarante minutes, les quatre portugais inventent une musique souvent plate et calme, faite de longs sons continus et d'espaces sonores très aérés, sur lesquels surgissent des pics très intenses. Une musique calme et étirée qui n'a pas peur des ruptures et parvient ainsi à très bien équilibrer l'espace sonore. Quiétude et violence s'opposent et se renforcent, de la même manière que le son et le silence. Même si les improvisations sont souvent axées sur les textures et les couleurs, une grande attention est également portée aux différences d'intensité, ainsi qu'aux différentes possibilités d'occuper l'espace par le son. Une musique dans la continuité des pratiques habituelles de l'eai comme du réductionnisme, mais qui apporte ici une approche et une lecture singulières de ces pratiques. C'est frais, original et réjouissant.

[informations & écoute: http://pinkdraft.bandcamp.com/album/2010]

[dromos]

TOSHIMARU NAKAMURA & MANUEL MOTA - Foz (Dromos, 2013)
Je ne connais pas trop Manuel Mota, mais d'après ce que j'en ai déjà entendu (un coffret de cinq disques solo a déjà été publié l'année dernière sur le label Dromos également) il semblerait que ce soit un guitariste très fortement marqué par le mouvement onkyo et notamment par Taku Sugimoto. Voilà qui paraît donc plutôt naturel de le retrouver ici avec Toshimaru Nakamura, autre figure légendaire du mouvement réductionniste japonais. Ce qui est plus surprenant par contre, c'est que ce dernier a délaissé ici sa trop fameuse table de mixage bouclée sur elle-même au profit d'une guitare électrique, à l'image de son partenaire.

En écoutant ce duo de guitares, il paraît difficile de ne pas penser à l'album désormais culte de Sugimoto, son solo Opposite qui est peut-être un des albums les plus influents des nouvelles musiques improvisées. Mota et Nakamura improvisent avec le même mode de jeu aéré et espacé qui dilate et étire la durée. Des lignes mélodiques où tous les paramètres du son (hauteur, intensité, timbre et durée) deviennent aussi important que le silence qui sépare chaque note. Les deux improvisations proposées ici sont plus tendues et agressives néanmoins, Mota utilise pas mal la proximité et la physicalité des micro-contacts tandis que Nakamura explore les retours et les larsens (son expérience de la table de mixage sans sortie oblige). C'est aride et abstrait souvent, mais aussi mélodique et chaleureux. Une belle expérience improvisée teintée de minimalisme et de noise pour deux improvisations entre mélodies bruitistes et improvisations réactives et silencieuses. Un duo qui oscille souvent entre l'exploration sonique et la mélodie dissonante et minimaliste, mais aussi entre le silence, le bruit et l'harmonie.

[informations, présentation & extraits: http://www.dromosrecords.com/album.php?id=90]

KAPLAN/KURZMANN/CARRASCO - Casa Corp (Dromos, 2012)
Après Una casa/Observatorio, Casa Corp est la deuxième publication de ce trio. On retrouve donc les mêmes musiciens avec les mêmes instruments, c'est-à-dire Leonel Kaplan à la trompette, Christof Kurzmann au lloopp, et Edén Carrasco au saxophone alto.

Sur cet enregistrement, le trio propose une unique session improvisée d'une trentaine de minutes.  La pièce débute avec un silence d'environ trois minutes, suivi du souffle des vents et d'un refrain d'une chanson gauchiste interprétée par Kurzmann évidemment, et la conclusion du disque est symétrique. Cette ébauche de structure est un peu formelle et convenue, la plus intéressant se trouve plutôt entre cette introduction et cette conclusion à mon avis. Comme sur leur premier disque, c'est toujours la sensibilité et la créativité du trompettiste Leonel Kaplan qui retiennent le plus mon attention. Ceci-dit, l'interaction entre les techniques étendues abstraites de la trompette, le minimalisme discret de Carrasco et les boucles numériques de Kurzmann valent largement le coup d'oreille. On est constamment balloté entre la musique populaire, l'expérimentation réductionniste et l'improvisation réactive. Les musiciens sont très attentifs les uns aux autres, mélangent les sources et distinguent leur voix au gré des humeurs, tout en proposant une musique singulière et sensible. C'est calme, sensible, poétique et créatif, une belle session en somme.

[informations, présentation & extraits: http://www.dromosrecords.com/album.php?id=92]

APO33 - BOT

APO33 - BOT - Compositions continuums des machines (Fibrr, 2013)
Bot fait partie de ces projets dont je ne sais pas si c'est le principe ou le résultat qui importent le plus. Dans le bénéfice du doute, si c'est le concept à la base du projet qui importe vraiment, peu importe mon avis sur le résultat publié, et voici un lien où est expliqué ce projet mené par des membres d'APO33 (http://apo33.info/bot/?page_id=2#more-1).

Il s'agit en gros d'un échange de données sonores (de "flux"), d'enregistrements via capteurs autour de la ville de Nantes, un échange en temps réels de données émises par plusieurs lieux. Le tout est assemblé et traité en un long "continuum" de plus de quarante minutes, un continuum assez chaotique d'enregistrements urbains et naturels qui s'entremêlent indistinctement. L'écoute s'avère difficile, il y a beaucoup d'éléments, la structure est plutôt opaque (on ne distingue ni formes musicales ni narrations). Les différents environnements sont mélangés en un bloc de données qui pourrait être infini, un bloc violent et saturé de klaxons, chants d'oiseaux, cloches, avions, radios, etc. Une composition collective étrange où les sons paraissent organisés et aléatoires en même temps. On ne sait pas trop s'il s'agit d'organiser les environnements sonores en une pièce musicale, où de déconstruire les formes musicales en les laissant aux mains d'entités numériques.

Bref, on peut être admiratif devant les possibilités de manipuler le réel par les technologies utilisées, et dubitatif devant le résultat aux allures chaotiques et informelles. Je suis plus sensible aux possibles avancés par ce projet qu'au résultat proposé ici en somme.

Jean-Luc Guionnet/Eric La Casa/Philip Samartzis - Stray shafts of sunlight

GUIONNET/LA CASA/SAMARTZIS - stray shafts of sunlight (Swarming, 2013)
stray shafts of sunlight est la deuxième publication du trio Guionnet/La Casa/Samartzis, après Soleil d'artifice édité sur le même label. Cette formation explore un champs musical particulier, celui de la confrontation entre différents supports, gestes et outils musicaux. Une confrontation où ces différents éléments finissent par se réunir en une musique organique où chaque élément fait partie d'un tout dont il est fonction. Durant la tournée que documente ce disque, la base de chaque pièce semble semble être les prises de son d'Eric La Casa. Des sons préenregistrés, immuables, fixes et stables, qui servent, avec l'environnement de chaque lieu, de fondements aux gestes sonores et instrumentaux de Jean-Luc Guionnet au saxophone et de Philip Samartzis à l'électronique.

Confrontation entre l'électronique live, les prises de son ou field-recordings, et l'instrument, mais aussi entre la composition et l'improvisation. Car le trio semble investir un espace interstitiel en quelque sorte entre l'improvisation et la composition, un espace où le lieu et les prises de son servent de partition et de grille aux interventions électroniques et instrumentales. Ces dernières sont souvent simples et minimales, un souffle, un slap, une note, une sinusoïde. Mais la simplicité n'enlève rien à l'intensité, car les deux musiciens, en prenant bien note de l'espace sonore dans lequel ils s'inscrivent, font également attention à n'intervenir qu'au moment opportun. Par rupture ou par continuité, les éléments instrumentaux et électroniques s'insèrent brusquement ou subrepticement dans l'espace sculpté par Eric La Casa et les lieux d'enregistrements. On ne sait jamais trop qui remplit quelle fonction, si les interventions prochaines se feront par continuité ou rupture, si on a affaire à du son live ou préenregistré, ce qui est établi et fixe et ce qui relève de la performance et de l'improvisation, ce qui relève des conditions objectives de représentations et de la volonté des trois musiciens. Les trois musiciens semblent explorer en somme les limites de la subjectivité et de la volonté dans un environnement qui détermine en grande partie le geste musical.

Et le plus intéressant, c'est qu'ils ne se situent pas dans une recherche qui fétichise l'objectivité et le déterminisme, ou la subjectivité et la spontanéité, mais dans une recherche sur les limites de ce dualisme présent dans toutes formes de musique, mais dont la plupart des musiciens oublient souvent les limites. Un superbe dialogue entre le matérialisme et le subjectivisme, où les deux parties se construisent l'une l'autre, où les interventions musicales sculptent le matériel préenregistré et où ce dernier détermine les éléments instrumentaux et électroniques. Recommandé.

[frantz loriot]

FRANTZ LORIOT & CYPRIEN BUSOLINI - violatwoviola (Creative Sources, 2011)
violatwoviola est, comme son nom l'indique, un duo de violons alto, composé de Frantz Loriot et Cyprien Busolini. Un duo de musique improvisée semble-t-il, entièrement acoustique et assez original. Sur chacune des trois pièces proposées sur ce disque, le duo semble suivre une trame qui structure toute l'improvisation, une ligne narrative pas forcément très complexe, mais qui donne beaucoup de vigueur et de consistance à ces improvisations.

Sur la première, les deux musiciens semblent imiter une sorte de vièle et propose une espèce de bourdon dissonant et plutôt agressif. Une pièce pleine d'énergie, intense et puissante, où les deux archets frottent rapidement et violemment les cordes jusqu'au râle de celles-ci, deux archets qui se confondent en une unique masse sonore. Une pièce répétitive qui se construit et se déconstruit progressivement, très réussie pour ses aspects envoutants, tendus et puissants. Fort contraste donc avec l'improvisation suivante, qui se joue sur les micro-détails, les ruptures et les silences, et où les deux voix ont plutôt tendances à se distinguer. L'une est faite d'harmoniques continues et l'autre de techniques étendues (frottement du chevalet, avec le bois de l'archet, etc.). Beaucoup plus minimaliste et abstraite, mais formant un long crescendo qui aboutit à un climax surprenant, cette pièce parvient à conserver la même tension que la première. Et enfin, la dernière, évolue de manière poétique et rythmique, par strophes de sons de plus en plus massifs, des strophes de plus en plus intenses et puissantes et construites selon un crescendo comme la précédente avec juste moins de silence. Le dialogue est toujours très serré entre les deux musiciens, même si les voix se distinguent toujours, au niveau des couleurs mais non de l'intensité toujours très haute chez les deux.

Trois excellentes improvisations, riches, virtuoses, et puissantes où les cordes s'emmêlent littéralement pour former une masse souvent abrasive et puissante et des narrations tendues et inéluctables. Très bon travail.

BOBUN - Suite pour machines à mèche (Creative Sources, 2012)


Bobun est le nom d'un autre duo de cordes avec Frantz Loriot toujours, au violon alto (et objets), et Hugues Vincent au violoncelle (avec objets également). Les deux musiciens proposent une suite de six pièces très variées, des pièces improvisées mais qui semblent suivre des idées ou des structures préétablies. On passe du bourdon lancinant en guise d’ouverture à l’exploration sonique des cordes et l’expérimentation des techniques étendues, pour finir avec une pièce composée à partir d’une mélodie un peu sautillante. Différentes formes de dialogue et d’interaction sont également proposées suivant les pièces, qui vont de la confusion et de l’entremêlement total une distinction ou une hiérarchie des voix. Outre la magnifique pièce qui ouvre ce disque avec un bourdon très profond et puissant, l’attention aux couleurs, abstraites ou non, au son en général et à sa profusion dans l’espace ont pas mal retenu mon attention. Un bon disque proche de l’improvisation libre mais qui sait aussi prendre ses libertés vis-à-vis des canons de ce « genre », notamment dans sa recherche de formes et de structures singulières.

ATOLON + CHIP SHOP MUSIC – Public Private

ATOLON + CHIP SHOP MUSIC – Public Private (Another Timbre, 2013)

Voici typiquement le genre de disque que j’ai envie d’acheter, tout en sachant pertinemment qu’il risque très certainement de me décevoir. C’est idiot, mais quand on voit que deux groupes se réunissent, on s’attend à ce qu’ils fassent quelque chose de deux fois mieux que chacun individuellement, une attente irréaliste qui fait que je suis souvent déçu par ce genre de projet – il suffirait pourtant de me dire qu’ils vont juste faire quelque chose d’autre, et pas de deux fois mieux. Bref, Atolon et Chip Shop Music sont deux formations que j’aime beaucoup et dont j’attendais énormément de leur réunion. Malgré une déception inévitable au début, une grande richesse et une grande beauté ont fini par se révéler.

Pour présenter rapidement les deux formations, il s'agit d'un trio espagnol et d'un quartet anglo-suédois. On retrouve dans le premier Ferran Fages (platine acoustique), Ruth Barberan (trompette et objets) et Alfredo Costa Monteiro (accordéon & objets). Dans la seconde, sont présents Erik Carlsson (percussion), Martin Küchen (saxophone & radio), Paul Vogel (clarinette & ordinateur) et David Lacey (percussion & électronique). Deux témoignages de leur collaboration enregistrées par le producteur Simon Reynell sont présentées sur ce disque, une première de 43 minutes en live et une deuxième sans public d'une durée de 21 minutes. Hormis la durée, je ne trouve pas de grande différence entre les deux pièces. Tous les instruments et outils utilisés, aussi différents soient-ils, tendent à se confondre en une nappe légère, continue, abstraite et minimaliste. C'est effectivement très virtuose et maîtrisé, les idées sont assumées et exploitées sur la longueur. Mais le tout manque parfois de consistance. Sauf à de rares moments, justement quand un instrumentiste se démarque, quand une phrase sort du brouillard sonore.

Mais dans l'ensemble, l'univers sonore exploré durant cette heure est singulier et beau. Un univers constant et continu certes, mais qui ne manque pas de surprises et de rebondissements. Je suis partagé en somme entre la beauté de ce disque et son côté un peu trop attendu, car ces deux enregistrements collent un peu trop à ce que j'attendais d'eux. Seul le contenu réserve des surprises et est d'une grande richesse sonore et interactive, mais la forme manque quand même de consistance.