Michael Pisaro – The Middle of Life (Die ganze Zeit)


Michael Pisaro – The Middle of Life (Die ganze Zeit) (Gravity Wave, 2013)


« Encore une fois, au milieu de la vie, je me retrouve comme dans une forêt, sans aucun chemin. »

Première phrase du livre d’Oswald Egger intitulé Diskrete Stetigkeit, Poesie und Mathematik, on peut l’entendre, à différentes reprises et selon plusieurs traductions, durant The Middle of Life (Die ganze Zeit) de Michael Pisaro, récitées par Taku Sugimoto (japonais & anglais), Kristín Haraldsdottír (islandais & anglais), Kunsu Shim (coréen), Graham Lambkin (anglais), Didier Aschour (français), Lucie Vitková (tchèque & anglais), Julia Holter (anglais). Je la note ici car elle me semble assez révélatrice de l’ensemble de l’œuvre. D’une part, toutes les références qu’elle implique : références musicales avec des enregistrements oraux de Graham Lambkin, des enregistrements musicaux d’Antoine Beuger à la flûte à l’intérieur de field-recordings, des citations de Pisaro lui-même et l’utilisation d’une partition de Julia Holter à l’intérieur de cette pièce. Mais l’utilisation du texte d’Egger révèle aussi le lien de plus en plus intime entre la musique de Pisaro et les arts en général. Après les sculptures de Brancusi et les textes de Beckett, Pisaro s’attache ici à la poésie de l’écrivain allemand Oswald Egger, qu’on peut entendre lire ses propres textes tout au long de cette pièce.

Mais en fait, c’est aussi la structure même et la forme de la pièce qui semblent se révéler à travers cette phrase. Il n’y a pas « aucun chemin » à l’intérieur de cette pièce, mais de nombreux tracés par les multiples citations et références ainsi que par l’utilisation de nombreux éléments (sine tones, field-recordings, piano, électronique, chant, texte, etc.) qui forment comme des vignettes collées les unes aux autres. Une œuvre très dense remplie d’éléments épars qui sont tout de même unifiés par les récitations parsemées d’Egger, une structure qui peut donc facilement évoquer une forêt. L’œuvre semble divisée en trois parties séparées par des silences, elles-mêmes subdivisées en plusieurs sections selon les éléments utilisés : on se perd facilement à travers cette fragmentation aux allures trop arithmétiques. Et pourtant, la voix d’Oswald Egger forme le fil conducteur de la pièce, l’unité et la cohérence de la forêt parmi cette multitude de végétaux. Le point d’accroche qui nous permet de rester constamment hypnotisés par cette pièce. Une voix simple, sans emphase, mais non dénuée de sentiments, Oswald Egger récité son texte en allemand avec émotion, avec musicalité, sans être très démonstratif non plus. Il y a une sorte de réserve prête à exploser. Une lecture très intense qui renvoie à beaucoup d’affects, sans clairement les exprimer.

Une voix qui structure la composition en quelque sorte. Présente tout au long de la pièce, elle est aussi très marquée par son absence, on ne doit pas l’entendre plus de dix minutes si on cumule toutes les séquences. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une mise en musique du texte, mais plus d'un dialogue entre poésie et musique. Il y a un équilibre intelligent et mathématique entre la musique (la voix de Julia Holter, la flûte de Beuger, le piano de Pisaro interprétant une composition de Holter, des extraits d’Ascending Series (5.2) de Pisaro), les bruits (field-recordings, radio, électronique), les sons (sine tones) et le texte (dans sa version lue). Ce n’est pas de la chanson, ce n’est pas du spoken-word, ce n’est pas une pièce instrumentale, électronique ou électroacoustique à proprement parler. C’est surtout un simple et subtil mélange de toutes ces méthodes et de toutes ces pratiques pour une proposition unique – une des plus belles et envoutantes que j’ai entendu jusque là de Pisaro. 

Pisaro met en musique un texte qui a l’air sensationnel rien qu’à entendre la voix d’Oswald Egger, mais plus qu’une mise en musique, The Middle of Life (Die ganze Zeit) semble plutôt être une mise en scène ou une mise en corps du texte même. Il en résulte une pièce extrêmement épurée et dense en même temps, tout en réserve mais pleine d’émotions. Une pièce qui joue de manière mathématique et sensible (poétique) sur l’équilibre entre l’art, la poésie, la musique, le chant et la voix, les notes et les bruits, la forme et le contenu, la sensibilité et le calcul. 

Très hautement recommandé - mon préféré de Pisaro pour le moment.