Sarah Hughes - Accidents of matter or of space (Suppedaneum, 2013)

[je tiens à dire quelques mots sur le label pour introduire cette chronique car ce dernier me paraît vraiment très prometteur - donc:]

Suppedaneum est un nouveau label dirigé par Noé Cuellar (Coppice) et Joseph Clayton Mills. Un label dédicacé aux compositions ouvertes et à l'interaction entre écriture, forme, interprétation, improvisation, écoute et réception. Chaque publication est et sera donc composée d'un enregistrement audio et de la partition - très bonne initiative soit dit en passant. A ce jour, deux références, un duo des frères Chen et accidents of matter or of space de Sarah Hughes à propos duquel j'écris cette chronique.

Sarah Hughes est relativement célèbre pour l'excellent netlabel auquel elle participe - Compost & Height - ainsi que pour être une des fondatrices du Set Ensemble et une des interprètes les plus régulières du collectif Wandelweiser (cf. par exemple ses nombreuses performances à l'intérieur du coffret Wandelweiser und so weiter). Pas membre à proprement parler du collectif, sa musique est néanmoins extrêmement proche de ces compositeurs. (Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le livret est composé d'un texte de Dominic Lash qui nous livre une réflexion intéressante sur les liens entre la musique de Hughes et les différentes conceptions possibles de l'infini et de la durée). Accidents of matter or of space regroupe une improvisation intitulée "Criggion (after Only)" et trois réalisations de sa composition "(can never exceed unity)", le tout livré entre une feuille A3 avec les notes de Dominic Lash et un carton du même format où est imprimé la partition.

La première piste intitulée "Criggion" est une improvisation solo (à la cithare) de Sarah Hughes, enregistrée par Patrick Farmer à l'intérieur d'un bâtiment de transmission radio datant de la seconde guerre mondiale et aujourd'hui désaffecté. L'enregistrement est presque aussi important que la performance en fait tant le dialogue entre SH et l'environnement est étroit. Encore une frontière brouillée entre le field-recording et la performance enregistrée. Car ce qu'on entend le plus durant ces vingt minutes, c'est avant tout l'environnement, une atmosphère spectrale et post-industrielle où la nature tente de reprendre le dessus, où le vent s'engouffre dans la tôle et où des chants d'oiseaux surgissent à tout moment. Et à l'intérieur de cet univers déjà agité, une cithare apparaît, une cithare préparée, qui répond de manière minimaliste et fantomatique, avec des techniques étendues surtout, et intentionnellement, à cet interlocuteur imprévisible que représente la station de Criggion (un environnement qui n'est pas sans rappelé d'ailleurs les quelques usines fantômes de Bruno Duplant). Comme le note Dominic Lash, c'est tout un jeu de question-réponse entre les éléments intentionnels, non-intentionnels et quasi intentionnels qui se joue à l'intérieur de ce lieu étrange. Un jeu merveilleux.

Puis nous arrivons à la composition proprement dite de Sarah Hughes - (can never exceed unity), une pièce écrite en 2011 et interprétée ici par Rhodri Davies (harpe), Neil Davidson (guitare acoustique), Jane Dickson (piano), Patrick Farmer (électronique), et Dimitra Lazaridou-Chatzigoga (cithare); enregistrée par Simon Reynell à l'université d'Huddersfield. La pièce est normalement écrite pour cinq personnes, mais elle est faite pour que l'addition des interventions de chacun ne dépasse jamais la durée de la pièce elle-même - d'où son titre. En gros, une période prédéfinie est déterminée, disons de vingt minutes, le premier joueur (qui lui seul a pour indication de jouer un son continu tandis que les autres jouent de manière "libre") ne peut intervenir que dix minutes, le deuxième cinq, le troisième 2"30, etc. Tandis que la forme est une interrogation aux origines antiques sur la divisibilité du temps, les différentes interprétations interrogent quant à elles les liens entre la durée et la perception. Ce qui m'intéresse plus que le positionnement anti-atomiste de SH. Outre la mise en valeur des multiples possibilités d'interprétations, la succession de trois réalisations met aussi en avant les changements de perception qu'entraînent les différentes durées. Le silence ne prend ainsi pas la même valeur et n'est pas chargé du même affect selon qu'il dure 1 ou 5 minutes, de même qu'une note continue. Même si les sons changent selon les réalisations, ce qui donne à chaque fois un nouveau sens à chaque performance semble plutôt être la durée elle-même de la pièce. Le changement de référent temporel redonne une unité significative à chaque instrumentiste, mais à l'inverse, peut-être est-ce le changement de son qui redonne une signification à la durée, peut-être est-ce la conscience et l'affect qui produisent la perception de la durée comme pourrait le dire Bergson.

Quoiqu'il en soit, ce mélange de silences, de longues cordes frottées, entre composition et improvisation, entre électronique et acoustique, cette suite, proche et "digne" de Wandelweiser dans la forme (simple, précise et interrogatrice) comme dans le contenu (abstrait, silencieux, minimal et réductionniste), est saisissante. Un disque merveilleux en somme, qui regroupe une improvisation sensible et poétique, ainsi qu'une composition singulière et intelligente. Recommandé.

[présentation, informations & extraits: http://www.futurevessel.com/suppedaneum/sarah-hughes/]