Angharad Davies/Tisha Mukarji/Dimitra Lazaridou-Chatzigoga - outwash (Another Timbre, 2012)

outwash est une série de trois pièces enregistrées dans une église londonienne. Trois pièces interprétées par trois musiciennes originaires de trois pays différents: Angharad Davies au violon (Angleterre), Tisha Mukarji au piano (Syrie) et Dimitra Lazaridou-Chatzigoga à la cithare (Grèce) - je vous laisse le plaisir de compter le nombre de cordes utilisées pour cette performance.

Un disque pas très long, assez simple en apparence, mais tout de même très beau et vraiment intense. Angharad Davies et Tisha Mukarji ont déjà eu l'occasion de collaborer ensemble, mais je ne pourrais rien dire de cette expérience antérieure que je n'ai jamais entendue. Sur outwash en tout cas, la musique de ces deux artistes est plutôt discrète, minimale, ouverte et aérée. C'est donc sans peine que la musicienne Dimitra Lazaridou-Chatzigoga parvient à insérer dans cet univers sa cithare préparée aux couleurs toujours épatantes. Ceci-dit, les techniques étendues ne sont pas au centre de ces pièces, même si chacune des musiciennes utilisent quelques préparations et techniques étendues - notamment à la cithare - il s'agit plutôt de matériaux linéaires ou répétitifs, de nappes très fines et de courts motifs aérés et espacés. Le trio joue beaucoup sur l'espace, sur le silence et la réverbération des sons au sein de l'église, mais aussi sur des notes très faibles, presque silencieuses mais rarement fébriles. Sensibilité, délicatesse et poésie sont certainement les termes qui caractérisent le plus la manière avec laquelle le trio traite le son et l'espace.

Une musique vraiment très fine, une musique qui nous plonge dans une sorte d'univers onirique et merveilleux. Un voyage lent et minimaliste certes, mais qui peut s'avérer lyrique et intense grâce à sa finesse et sa précision. Et si ces pièces sont intenses, c'est également dû à l'attention avec laquelle s'écoutent ces trois musiciennes créatives et extrêmes - à leur manière. Une attention qui respecte le discours de chacune d'une part, et d'autre part, une attention très sensible à chaque possibilité - pas nécessairement actualisée - qui peut émerger de leur interaction.
Une très belle collaboration d'où émerge un paysage poétique, minimaliste et innovateur.

Informations & interview de Tisha: http://www.anothertimbre.com/page133.html

Pascal Battus/Bertrand Gauguet/Éric La Casa - Chantier 1 (Another Timbre, 2012)

Voici un disque qui fera date je l'espère. Car si on est plus ou moins habitué à entendre des artistes qui tentent d'interagir avec l'environnement sonore, des artistes qui choisissent des sites très spécifiques comme lieux d'enregistrements (grotte, usines désaffectée, gare, forêt, etc.), ces artistes se contentent seulement d'une relation avec le site lui-même, mais rarement avec un site habité. Il n'y a pas de relation entre la musique et l'homme, à moins que ce ne soit un public... La grandeur du trio Battus/Gauguet/La Casa, c'est de surpasser cette démarche qui tend à devenir une mode en créant une relation spécifique entre deux musiciens (Pascal Battus aux surfaces rotatives et objets trouvés, Bertrand Gauguet aux saxophones acoustiques et amplifiés plus effets), un site spécifique (un immeuble parisien en construction), et ceux qui l'habitent (les travailleurs).

Je suis un peu ennuyé de séparer Éric La Casa des deux instrumentistes, mais j'aimerais quand même justifier son accréditation peut-être surprenante mais pleinement justifiée. Car en effet, Éric La Casa ne joue pas d'instrument au sens classique du terme, il n'est peut-être crédité qu'aux microphones, mais cela ne doit certainement pas l'exclure du trio. Bien au contraire, il est plutôt le personnage central de ce trio dans la mesure où c'est bien lui qui joue le plus sur les relations possibles entre le site et les musiciens. Dans ce trio, même s'il ne produit pas de son, il assure la continuité matérielle entre la musique et l'environnement, et avec brio. Pour l'anecdote, j'ai écouté une fois ce disque un matin au beau milieu des Causses du Larzac, dans une vallée aride et désertée. J'écoutais ce disque au casque, et plusieurs fois, je me suis surpris à me demander d'où venaient les sons, je retirais plusieurs fois mon casque pour m'assurer qu'il n'y avait pas un camion-benne où une scie à métaux plus haut dans la vallée. Car l'attention extrêmement sensible de La Casa aux divers sons présents sur le site lui permet de leur rendre toute leur profondeur, tout leur espace. La vie des travailleurs et du chantier peut parfois être au centre de l'environnement, parfois lointaine, et c'est cette gestion incroyable de l'espace sonore, cette gestion beaucoup plus musicale que technique, qui permet d'intégrer le preneur de son aux artistes. Car il ne fait belle et bien rien d'autre qu'improviser avec le site et les musiciens, qu'improviser avec un talent hors du commun.

Plus concrètement, qu'est-ce qu'on peut entendre sur ce disque? Le disque est divisé en deux parties: la première a été enregistré en studio, quelques mois après l'expérience du Chantier. On y entend Pascal Battus et Bertrand Gauguet improviser deux pièces en tachant de se remémorer la situation d'enregistrement initiale, sans prendre en compte leurs expériences précédentes - car le duo existe depuis 2006. Feuilles de papiers, plastiques et autres surfaces sont mises en vibration, sont frottés par des mécanismes circulaires et rudimentaires. Des textures abrasives et granuleuses auxquelles Gauguet répond par une multiplicité de techniques étendues. Les deux strates se mêlent, se mélangent et se confondent dans un jeu d'imitation alchimique. Une interaction plutôt incroyable entre l'acoustique, les préparations et l'électronique qui s'entremêlent indistinctement. Une absence totale de hiérarchie entre les sources, ce qu'on retrouve également dans les cinq merveilleuses pièces suivantes. Car pour l'enregistrement in situ, le principe est le même. Il s'agit de confondre les sources, d'y répondre avec le même respect que s'il s'agissait d'une partition - quand bien même il s'agit d'une production électroacoustique, d'un son des travailleurs, d'une note de saxophone, de l'architecture du lieu, jusqu'au discours des travailleurs eux-mêmes. De l'eau qui coule, un camion-benne, des scies à métaux, des marteaux, se mêlent à des sons de surfaces rotatives et de saxophones, sans hiérarchie ni mise en avant de l'un comme de l'autre. L'écoute des musiciens est précise, attentive, sensible, chacun réagit à l'autre et à l'environnement sonore et humain avec une musicalité, un profond respect, une humilité, une discrétion et une sensibilité hors du commun.

Mais toute la force de ce Chantier réside peut-être dans les réactions qu'a su susciter cette expérience - réactions qui sont pleinement acceptées et intégrées à la performance, le but étant même de les solliciter et d'y répondre. Je pense par exemple à la dernière pièce, où la musique s’interrompt lorsqu'un turc d'origine kurde parle de sa vision de la musique aux musiciens et leur fait écouter un air traditionnel de flûte qawal. Voilà pour la réaction la plus forte, mais c'est également l'aspect documentaire qui est remarquable, car l'enregistrement saisit d'une part la multiplicité des travaux sur le lieu de construction à travers les sons des engins utilisés (maçonnerie, plomberie, métallerie, etc.), mais également la multiplicité ethnique des travailleurs (africains, arabes, kurdes) - reflet flagrant de l'exploitation salariale (ou non) des flux migratoires des masses sous-prolétarisées.

Un disque extrêmement marquant et bien sûr hautement recommandé. Avec Richard Pinnel, je ne peux qu'espérer une suite à cette expérience remarquable qui parvient à surpasser ce qui tend parfois à devenir une démarche formelle (je parle de l'intégration de l'environnement sonore). En ce sens, c'est à dire en tant qu'il surpasse et dépasse une certaine esthétique ou une certaine logique artistique, on pourrait presque dire que Chantier 1 est un disque transcendant, en tout cas, il marque une nouvelle étape dans l'histoire toujours en cours des musiques.

Informations, extraits, interviews (Pascal Battus & Éric La Casa): http://www.anothertimbre.com/page137.html

Christoph Schiller/Birgit Ulher - Kolk (Another Timbre, 2012)

Étrangement, j'ai l'impression que Birgit Ulher ne fait jamais de disque de plus de quarante minutes. Comme si elle avait peur d'ennuyer ou de fatiguer l'auditeur avec ses méthodes d'exploration radicale et extrême de la trompette. Car si sa musique et ses couleurs sont passionnantes, c'est tout de même dur d'écoute, dur pour ses aspects bruitistes, extrêmes et minimalistes. Ceci-dit, c'est loin d'être critique envers la forme des improvisations pratiquées par cette musicienne, je dis ceci plutôt par admiration, car c'est extrêmement agréable de ressentir l'attention qu'elle peut porter au public, tout en ne faisant aucun compromis.

Pour Kolk, c'est Christoph Schiller (épinette, préparations) qui accompagne Birgit Ulher (trompette, radio, haut-parleur, objets). Ensemble, ils improvisent cinq courtes pièces où les aspects abrasifs et granuleux de la trompette étendue sont contrebalancés par la douceur et la délicatesse de cette sorte de clavecin qu'est l'épinette. De toutes manières, malgré les couleurs bruitistes et extrêmes, malgré l'absence de formes mélodiques, malgré les oppositions entre les deux musiciens, il y a toujours une forme de sensibilité et de délicatesse dans cette suite. Chacun de ces improvisateurs porte une grande attention à l'écoute, mais aussi à l'espace et au silence. Chaque pièce paraît être une mise en scène de l'espace sonore. Mise en espace du son et scénographie du bruit, deux formes qui amènent Christoph et Birgit à une exploration sonore intense des instruments comme de l'espace. Une exploration profonde, comme on peut s'y attendre de la part de ces deux musiciens, qui font sans cesse preuve d'originalité et de créativité avec une étendue impressionnante de techniques étendues, de préparations instrumentales, et de recherches sonores pures.

L'interaction entre les deux musiciens est profonde et intime, sans pour autant être dans un jeu d'imitation. Chacun possède son propre vocabulaire, singulier et original, mais chacun soutient l'autre dans une direction unique. Il s'agit de construire un seul et même espace, à l'aide de son propre langage, mais la singularité de chacun, même si elle est pleinement affirmée, tend à se fondre dans la recherche sonore et spatiale. Deux fortes personnalités au service d'un espace sonore à la fois, au service d'un univers sonore par pièce. Je parlais plus haut de l'attention de Birgit au public, mais celle-ci ne s'arrête pas là. C'est aussi à ses collaborateurs que Birgit porte une attention exceptionnelle. Il y a une forme de grande attention et de respect entre chacun, il y a toujours de la place et de l'espace pour le discours de l'un comme de l'autre, qu'il soit calme, bruitiste, silencieux, granuleux, harmoniques, corrosifs, etc. L'inventivité de chacun trouve sa place à tout moment, sans que jamais l'un ou l'autre prenne le dessus ou la direction.

Une suite d'improvisations intenses, profondes, et riches en couleurs, complètement exempte de hiérarchies. Une forme égalitaire et alchimique de dialogue entre deux univers distincts qui se mélangent pour former un espace de recherche, d'exploration et de créativité exceptionnelles. Très bon.

Informations, extraits, et interviews de Christoph Schiller ici: http://www.anothertimbre.com/page134.html

300 BASSES - Sei Ritornelli (Potlatch, 2012)

Comme son nom ne l'indique pas, 300 BASSES est un trio d'accordéonistes originaires de trois pays différents et pratiquant tous la musique improvisée de près ou de loin. On y retrouve Luca Venitucci, accordéoniste italien qui pratique l'improvisation multimédia et interdisciplinaire tout en étant membre de Zeitkratzer, Alfredo Costa Monteiro, un musicien portugais passionnant résidant aujourd'hui en Espagne, bercé dans les musiques improvisées et expérimentales, instrumentales et électroacoustiques, et enfin, Jonas Kocher, improvisateur suisse proche du netlabel Insubordinations. 

Deux paramètres sont explorés durant les six pièces qui constituent Sei Ritornelli, l'interaction entre les trois musiciens d'une part, et l'accordéon lui-même. A propos de l'interaction, le principe semble assez simple: puisqu'il s'agit la plupart du temps de pièces aux structures linéaires, comme des sortes de drones, les trois musiciens axent leur interaction sur l'homogénéité et la fusion. On distingue parfois plusieurs niveaux, des strates se dégagent, mais sans hiérarchie, il s'agit de textures unifiées et homogènes, constituées d'une ou plusieurs strates égales. 

Et quant à l'instrument, chaque pièce explore de manière systématique et méticuleuse un paramètre, un potentiel ou une possibilité de l'accordéon, que ce soit les bruits du clavier et des touches, le souffle de l'accordéon, la dynamique du soufflet, les préparations possibles à l'aide d'objets, les registres graves et sur-aigus, les accords, les notes simples et leur interaction. Et à chaque exploration, un univers nouveau et singulier émerge. Un univers vibrant, une respiration ou des cycles absorbants, des couleurs uniques, des textures denses et riches. Chaque potentiel de l'accordéon révèle une nouvelle possibilité musicale d'une part, une nouvelle ambiance et un territoire sonore inattendus, mais aussi une nouvelle façon de réagir entre chacun des musiciens.

D'accord, l'accordéon n'est pas un instrument très répandu dans les musiques improvisées et expérimentales, d'accord les trois membres de 300 BASSES sont tous de tous de très bons musiciens, qui savent écouter et réagir en situation d'improvisation, même d'exceptionnels musiciens si je pense à la créativité de Monteiro, mais quand même. Jamais je n'aurais pensé écouter une musique pareille un jour, chacune de ces pièces nous plongent dans un univers sonore et musical épatant, intense, profond, et merveilleux. Des univers très singuliers, poétiques et inouïs, au-delà de ce que l'on pourrait attendre ou même imaginer. Chacune de ces pièces est régie par ses propres lois et possèdent ses qualités, chacune parvient à constituer un univers neuf, riche, complet et autonome. Il s'ensuit un putain de disque incroyable qui s'écoute sans que l'on se rende compte du temps qui passe ou qui est passé, un disque qui nous projette hors du monde et nous plonge au cœur même de son univers. Un disque jouissif et mémorable.

Informations: http://www.potlatch.fr/records/212/main.html

Costis Drygianakis - Diadromi (More Mars, 2012)

Peu connu à l'étranger, Costis Drygianakis est l'un des acteurs les plus importants de l'avant-garde grecque depuis le milieu des années 80 environ, notamment dans les domaines de la "musique optique" , de la musique électroacoustique et du collage sonore. Pour cette nouvelle publication, Drygianakis se base sur une installation sonore éponyme de Manolis Yannadakis qui a pris place en 2000 à Thessaloniki. Il s'agissait d'un long couloir où quatorze pièces musicales accompagnaient chacune une diapositive. Quatorze boucles d'environ deux minutes que le public entendait indépendamment les unes des autres dès qu'il se plaçait face à une diapositive.

C'est environ dix ans plus tard que l'artiste sonore Drygianakis décide d'assembler et de recoller les morceaux (mais je ne sais pas s'il s'agit de boucles récupérées de l'installation ou s'il sen 'inspire seulement) pour une autre pièce musicale, destinée cette fois à une large diffusion plus qu'à une installation/performance qui réclame une structure d’accueil particulière. Ainsi renaît Diadromi (mot qui signifie "itinéraire"), sous une autre forme...

Sur le mini-CD publié par le label more mars, on retrouve l'idée de tableaux sonores diffusés en boucle, Drygianakis colle avec précision et minutie des matériaux hétérogènes, très hétérogènes même... Des sons instrumentaux, électroniques, bruitistes, créés par lui-même ou un de ses multiples collaborateurs, des spots publicitaires, des extraits de discours, des samples de musique traditionnelle, de Bach, Wagner, etc. La palette est extrêmement riche, les tableaux très variés et hétéroclites, et facilement, on s'étonne autant qu'on admire l'agilité et la dextérité avec lesquelles Costis Drygianakis a su composer cette fresque sonore.

Diadromi est une pièce itinérante et circulaire sans fin ni début (ce qui pourrait, malgré son aspect franchement expérimental et avant-gardiste, l’apparenter à une nouvelle forme de musique rituelle), une pièce réellement destinée à être écoutée en boucle (ce que la courte durée de vingt minutes facilite), qui se termine sur la même note de violon que celle qui l'ouvre. Une construction sonore linéaire mais non-narratives où les tableaux s'enchaînent tout en se superposant, où une mélodie de jazz soutient un journaliste, où les bruits les plus étonnants se juxtaposent à des mélodies fantomatiques.

Une pièce pleine de mystères sonores et visuels qui se révèlent au fil des écoutes et au gré de l'imaginaire, exceptionnellement riche de couleurs, de textures, des juxtapositions osées, et surtout, d'ambiances hétéroclites toujours surprenantes et inattendues. Recommandé!

nils ostendorf & friends

TRIGGER - the fire throws (Insubordinations, 2012)

 TRIGGER - un trio de cuivre, de bois et de vent, un trio de soufflants allemands, un trio puissant et fusionnel, un trio qui envoie. Nils Ostendorf à la trompette, Matthias Müller au trombone, Chris Heenan à la clarinette contrebasse. A en juger seulement par les caractéristiques de ces instruments, on peut déjà se douter de la gravité, de la lourdeur et de la puissance de cette formation. Et en effet, TRIGGER joue avec ces caractéristiques, TRIGGER joue de la vélocité des attaques de trompette, de la profondeur du trombone, des texture abyssales de la clarinette contrebasse. Avec virtuosité, les trois soufflants mettent en avant les spécificités les plus spectaculaires de leurs instruments, notamment à travers une multitude de techniques étendues allant des attaques les plus variées au souffle continu en passant par les multiphoniques. Et c'est d'autant plus puissant que le trio joue dans une (d)étonnante fusion. Chacune de ces huit pièces forme une texture surprenante, une nappe/texture intense et créative où les timbres se mélangent dans un mouvement uniforme. Et même si des strates se dessinent de temps à autre, si une couleur sort du lot et émerge de la nappe, il y a toujours une connexion intime et profonde entre chacun des soufflants. Une seule et unique respiration semble traverser chacune de ces huit pièces, une respiration en trois couleurs. Et ces couleurs sont vives, rondes, et chaleureuses, d'une part, mais surtout, puissantes, profondes et créatives. TRIGGER puise son énergie dans un corps commun, dans une respiration collective, dans une volonté communisée - et c'est de cette collectivité de souffle que des couleurs détonantes, surprenantes et intenses peuvent alors émerger. Très bon.

Informations, téléchargement et écoute: http://www.insubordinations.net/releasescd05.html

 michel doneda / nils ostendorf - cristallisation (absinth, 2012)

Un conseil pour pleinement savourer cristallisation: installez-vous confortablement, prenez votre casque, montez le volume assez fort, et laissez-vous guider par Michel Doneda (saxophones sopranino et soprano) et Nils Ostendorf (trompette). Enregistrées dans une chapelle française à Tanus, ces dix courtes pièces sont comme une invitation au calme et à la méditation. Car si Doneda et Ostendorf joue avec les propriétés acoustiques de la chapelle, le bâtiment religieux exerce aussi une influence en-deçà de leur volonté. L'origine chrétienne du lieu d'une part, ainsi que la situation géographique et démographique de cette chapelle (une "vallée sombre et calme" dans le sud de la France), ne peuvent qu'appeler une musique entravée de quiétisme mystique et de calme méditatif. On se retrouve donc face à des improvisations calmes, respectueuses, quelque peu graves et solennelles. Voilà pour les caractéristiques générales.

Beaucoup d'entre vous connaissent déjà Doneda, grand spécialiste des saxophones soprano et sopranino, et savent à peu près à quoi s'attendre. Une multitude de techniques étendues, des harmoniques sur des hauteurs vertigineuses, des souffles mélodieux, des multiphoniques magiques. De son côté, Nils Ostendorf se fait plutôt discret, il y a beaucoup de jeux d'imitations et de fusions des timbres, avec un vrai travail de recherche sur les attaques et la résonance du souffle à travers le cuivre. Tout au long des pièces, c'est d'ailleurs l'omniprésence des souffles qui marque certainement le plus, une omniprésence qui peut faire penser à l'unité des respirations et à organicisme du dialogue. Car là encore, l'interaction est intime et la connexion est profonde entre les deux musiciens. Mais aussi avec le lieu d'enregistrement. Un environnement acoustique qui facilite des improvisations aérées, discrètes et calmes, mais qui gardent toute leur intensité grâce à la réverbération majestueuse et verticale que l'on peu trouver dans les bâtiments religieux.

Dix invitations à contempler le mouvement des sons à l'intérieur de cette chapelle, à s'imprégner de son acoustique et à voyager à travers la profusion de couleurs et la virtuosité de ces deux soufflants qui jouent en parfaite symbiose et avec une précision exceptionnelle. Le tout dans une magnifique pochette ornée d'une des photos les plus intrigantes que j'avais vu depuis longtemps.

Informations: http://www.absinthrecords.com/seiten/023ostendoneda.htm

nouvelles insubordinations improvisées

Insub Meta Orchestra - archive #1 (Insubordinations, 2012)

Après deux de recherches et de travaux communs, l'IMO publie sa première série de pièce. Un orchestre impressionnant par sa taille, qui réunie ici quarante musiciens (il y en a toujours aux alentours d'une trentaine apparemment). Je ne ferai donc pas le détail des artistes présents, et ne citerai que les plus connus: Christian Müller (clarinette contrebasse), Christoph Schiller (épinette), Cyril Bondi (percussions), d'incise (objets), Dragos Tara (contrebasse), Jonas Kocher (accordéon), Marcel Chagrin (guitare électrique), Phonotopy (raquette de tennis...), Raphaël Ortis (basse électrique). Beaucoup de musiciens suisses et de proches du très prolifique netlabel Insubordinations. On trouve également toutes sortes d'instruments classiques et électroniques comme des trombones, saxophones, violoncelles, ordinateurs, theremin, voix, trompettes, etc.

Après l'expérience traumatisante de Luna Surface, je dois dire que dorénavant, j'appréhende vraiment chaque orchestre de musique improvisée. Et pourtant, avec l'IMO, il n'y a aucun raison de s'inquiéter, les improvisations sont dirigées, et dirigées de manière à mettre en avant différentes notions d'espace. La musique de cet orchestre peut être très étonnamment calme, voire silencieuse parfois, lorsqu'elle est axée sur des textures soufflées, instables et calmes. Bien sûr, elle peut aussi prendre du volume, gonfler sa présence en produisant de gigantesques nappes électroacoustiques lisses et oppressantes. En tout cas, la notion d'espace paraît très importante pour la direction des improvisations (que l'on doit à Christoph Schiller, Christophe Berthet, d'incise, Rodolphe Loubatière, et Patricia Bosshard). Des espaces aérés, saturés, tendus, clairs, obscurs, profonds, forts, calmes, fracturés, lisses. Des directions opposées et toujours surprenantes, l'IMO parvient à produire différents espaces sonores parfois contradictoires ou opposés et à aborder des directions variés avec facilité et familiarité.

Car cette suite de six pièces, dont la dernière est collectivement improvisée, met en scène des espaces sensiblement variés, il ne s'agit pas de mettre en avant une spontanéité collective mais plutôt de se concentrer dans une direction précise. Et chaque direction, chaque création d'espace sonore, est abordée avec dévouement, inventivité et sensibilité. De par sa taille, l'IMO peut puiser dans une multitude de possibilités à travers l'utilisation de différents instruments, mais également à travers de multiples configurations et des directions variées, et l'orchestre ne s'en prive pas. Tour à tour réductionnistes, minimales, orchestrales, linéaires, ou déconstruites, ces pièces de l'IMO naviguent avec une aisance déconcertante à travers une multitude d'univers musicaux, et mettent ainsi à jour quelques unes seulement de leurs possibilités. Seulement, des possibles et des possibilités, il en reste. Et on en redemande.

Comme d'habitude le disque est disponible matériellement moyennant une contribution monétaire ou immatériellement moyennant quelques octets de bande passante: http://www.insubordinations.net/releasescd04.html 

 Cyril Bondi/Phonotopy - Komatsu (Insubordinations, 2012)

Deux musiciens très actifs au sein de la scène improvisée suisse (dans tous les domaines, que ce soient les performances, organisations, productions). Cyril Bondi, membre fondateur de l'IMO et très actif dans le label Insubordinations, aux percussion et objets; Phonotopy (Yann Leguay) aux disques durs. Une collaboration que j'aime beaucoup pour un duo qui navigue entre le drone et l'ambient improvisé.

Le duo suisse nous offre une unique pièce d'une demi-heure, linéaire et narrative. Linéaire car il s'agit d'une longue nappe, avec son soubassement grave à l'électronique, et des peaux de tom frottés de manière continue. Des interventions électroniques discrètes et noyées viennent aussi régulièrement parasiter la pièce. Un long continuum très évolutif cependant, car le son se déplace insensiblement vers de nouvelles strates, et le dialogue se décale imperceptiblement. Une pièce assez statique sans l'être en somme. Il y a bien un bourdon électronique incessant, un long drone immuable qui ne faiblit doucement que lors des dix dernières minutes. Mais à côté, ou par-dessus, le dialogue entre l'électronique et le tom frotté ne cesse d'évoluer et d'explorer des territoires nouveaux sans jamais quitter l'univers du drone fondamental.

Un discours électroacoustique profond, qui explore un bourdon envoutant, et ne cesse d'inventer des nouveaux termes au dialogue engagé sans jamais être en rupture ou en discontinuité avec le drone abyssal qui sous-tend perpétuellement ce dialogue. Abyssal, inventif et absorbant, telles sont certainement les principales qualités de ce drone improvisé. Recommandé.

Également disponible en téléchargement gratuit pour les prolétaires et en disque pour les fétichistes à cette adresse: http://www.insubordinations.net/releasescd06.html

Joel Grip - Pickelhaube (Umlaut, 2012)

S'il y a une chose pour laquelle nous ne serons jamais assez redevables envers le free jazz, c'est certainement d'avoir libérer les instruments de leur fonction et de leur hiérarchie. Dorénavant, nous avons la chance - encore inimaginable il n'y a pas si longtemps - de pouvoir savourer quelques talentueux soli de tuba, de gong, de percussions, et de contrebasse, pour n'en citer que quelques uns - soit autant d'instruments longtemps oubliés derrière leur fonction d’accompagnement. Et cette dernière, la contrebasse, est un de mes instruments favoris, l'un des instruments à cordes frottées les plus riches comme j'en ai souvent l'impression. C'est donc toujours avec plaisir que j'écoute un solo de contrebasse, qui plus est quand la volonté du musicien est d'en explorer tous les possibles.

Il n'y a pas si longtemps, j'avais été épaté par le solo de Sam Pettigrew, qui n'explorait quant à lui qu'un seul possible de la contrebasse, mais avec tellement de profondeur, de méticulosité et de précision que j'en ai été renversé. Aujourd'hui, j'en viens au premier disque vinyle publié par le label Umlaut (également disponible en version digitale), Pickelhaube, un solo du contrebassiste Joel Grip. Ce dernier fait partie de ces musiciens qui puisent leurs sources dans le free jazz, et qui tentent de maintenir en vie ce "genre" aux multiples avatars. Mais sans jamais faire de pales copies des idoles américaines, Joel Grip s'inscrit toujours dans des démarches modernes de relectures et de créativité, sources du free jazz. Pour ce solo, je ne sais pas s'il s'agit vraiment de free jazz à proprement parler. Bien sûr il s'agit d'improvisation, de musique improvisée avant tout, avec comme fondement la spontanéité. Et qu'importe après tout. Disons qu'il s'agit de contrebasse. D'un homme et d'un instrument. D'un musicien, d'un instrument, d'improvisation, d'un public. Comment un homme, à travers un instrument, peut-il improviser un dialogue avec un public? Comment transmettre ses émotions, son histoire, et ses envies à un auditeur (ou plusieurs)?

Il suffit (mais la tâche n'est pas facile) de renouer organiquement avec son instrument. Voilà où résident certainement la force et la puissance de Joel Grip. Un dialogue organique entre lui, un instrument (la contrebasse) et un public (nous...). Pickelhaube est une suite de six improvisations pas très longues bourrées de techniques étendues, de virtuosité et d'un talent hors du commun certes. Joel Grip parvient à explorer et exploiter un maximum des possibilités de la contrebasse en trente minutes. Mais c'est un peu le lot commun de beaucoup de musiciens actuels... Là où Joel fait fort, c'est plutôt dans sa volonté de partage, sa sensibilité d'écoute au récepteur, et son lien intime et profond à son instrument. Un lien corporel, où les cordes vocales se font cordes, où la bouche se fait bois, où le geste mime plus qu'il ne joue. Une liaison profonde et puissante entre un homme et un outil, un outil au service d'une esthétique et d'un langage nouveaux, puissants, très intenses. Car oui, Pickelhaube prend aux tripes, remue le ventre, mais agit également émotionnellement. Pickelhaube donne envie de pleurer, de danser, de rire, de manger aussi, de boire, de faire la fête, puis encore de pleurer, de faire le deuil, de se secouer, de méditer.

Voilà une suite d'improvisations vraiment belles, des improvisations qui remuent (les tripes plus que les méninges), une suite profonde et puissante. Joel Grip, au-delà de son énergie et de sa virtuosité sensationnelles, parvient à dialoguer de manière organique, à créer un langage nouveau et au-delà des normes. Un pur moment de partage, d'humanité, et de musique! Dans la plus pure tradition du free jazz, mais au-delà de ses codes. Hautement recommandé!

Informations: http://www.umlautrecords.com/album/pickelhaube

LOUP - The Opening (Gaffer, 2012)

Clément Édouard au saxophone plus électronique, Sheik Anorak à la batterie plus électronique, LOUP est un duo français originaire de Lyon. Un duo puissant, fort et intense. Un duo de "jazz/art contemporain" comme le batteur le qualifie. A la croisée de la noise, des musiques expérimentales et minimales, et du free jazz. Deux horizons se sont croisés lors d'un concert, un duo plutôt fort en a émergé. Un dialogue qui nous rappelle le bon vieux jazzcore des années 90 et 2000 avec les désormais cultes Zu, Naked City, et les premiers Painkiller. Sauf que la musique a fait son chemin, a intégré de plus en plus de musiques savantes et écrites par le biais de Phill Niblock, des nouvelles musiques électroniques, des mélanges incessants d'écriture et d'improvisation qu'on retrouve dans Wandelweiser comme dans les orchestres de sound-painting. C'est tous ces horizons qui se retrouvent dans The Opening, un recueil de 10 improvisations plutôt courtes mais intenses. Dix improvisations fortes, déstructurées, intenses et fraîches. Je ne sais pas quel âge ont ces deux musiciens, mais ils paraissent jeunes, ça déborde et transpire d'énergie, de fureur, mais aussi de créativité et d'inventivité durant ces dix pièces qui sont aussi jazz que rock, aussi noise que drone, aussi minimales que binaires, devant ces dix pièces où une multitude d'esthétiques se croisent pour former un projet vraiment puissant et énergique. Ce n'est pas exceptionnellement original par rapport à certains prédécesseurs plus ou moins vieux comme Zu ou The Thing, mais il y a une énergie fraîche et puissante présente dans LOUP, qui pouvait parfois faire défaut aux groupes précités. Peut-être que je les aime par excès de patriotisme, mais en tout cas je les recommande à tous, amateurs d'improvisations libres, de noise, et de musiques expérimentales en général. Car LOUP sait puiser dans les esthétiques sans récupérer les défauts, il n'y a ni l'absence formelle de structure propre à l'improvisation libre, ni la monotonie de la déconstruction systématique et des  cris propres au jazzcore, mais il y a tout de même la créativité du premier et l'énergie du second. Très bon.

(Si ce disque a été publié par le label Gaffer, on peut tout de même en retrouver l'intégralité en téléchargement libre sur les archives d'Audition Records qui l'avait déjà publié au mois de janvier: http://www.auditionrecords.com/ar060.php)

radu malfatti - darenootodesuka (b-boim, 2012)

Une citation d'un mystérieux Francis Brown ouvre le disque par un questionnement simultanément métaphysique et musical: "do I cease to exist inbetween waves of sound?". C'est ce qu'on peut lire à l'intérieur de la pochette de darenootodesuka, une oeuvre au nom non moins mystérieux par l'un des compositeurs les plus radicaux et les plus extrêmes du collectif Wandelweiser. Radu Malfatti, le tromboniste qui s'est toujours démené pour faire exister le silence comme certains mystiques avec le néant. Mais ici, il n'est plus réellement question de silence, du moins pas formellement. Il s'agit d'une longue pièce de 48 minutes pour un sextet interprété ici par d'autres membres de Wandelweiser: Antoine Beuger à la flûte, Jürg Frey à la clarinette, Marcus Kaiser au violoncelle, Radu Malfatti lui-même au trombone, Michael Pisaro à la guitare, et Burkhard Schlothauer au violon. 

Le silence n'est plus réellement présent? pas sûr. En fait, l'orchestre joue si bas qu'on se demande parfois s'il y a du son, les accords successifs qui forment de longues vagues ne semblent avoir ni début, ni fin. Il faut presque doubler le volume de sa chaîne pour entendre ce qu'il se passe. Et encore... Ceci-dit, une fois à l'intérieur des vagues de darenootodesuka, on ne veut plus en sortir. Il s'agit de longs accords qui forment comme des aplats, comme des vagues de sons, des vagues jouées sur un rythme cyclique et cosmique. Les instruments ne semblent pas avoir une grande importance, il s'agit de créer des nappes neutres et inexpressives très calmement, très très calmement. Si doucement que le moindre bruit (toux, chaise), si faible soit-il, surgit avec une violence peu commune. En tout cas, c'est un plaisir de se laisser emporter par ces nappes chaudes, rondes, et accueillantes, de se laisser bercer par ces cycles organiques et cosmiques. La musique de Malfatti est d'une beauté inusuelle, la question existentielle qui ouvre le disque se résout dans une succession d'accords poétiques et chaleureux, sensibles, beaux. On aimerait parfois que ce soit plus fort, afin de se laisser envelopper plus facilement par la musique, mais en même temps, la délicatesse et la douceur de darenootodesuka ne font que renforcer sa sensibilité et sa profondeur méditative. On se laisse envelopper, mais sans s'oublier, la musique pose des questions, sur la complémentarité du son et silence, sur l'impossibilité de la musique sans le silence, sur la réalité métaphysique et existentielle du silence, sur l'importance de l'environnement durant l'interprétation et l'audition, etc. Et la musique, toute en douceur, répond à sa manière.

Une musique profonde, poétique et philosophique, mais aussi - et surtout - personnelle et radicale. A écouter.

michael pisaro/toshiya tsunoda - crosshatches (erstwhile, 2012)

Pisaro n'en finira décidément jamais de me surprendre. Je ne sais pas si c'est dû à la présence de Toshiya Tsunoda, musicien que je n'avais encore jamais entendu auparavant, mais cette longue pièce de plus de 80 minutes ne ressemble à rien de ce que j'avais déjà pu entendre de Pisaro. Sur la pochette et à l'intérieur du coffret, aucune indication d'instrument ou de quoique ce soit, difficile donc de juger qui joue, ou qui a composé quoi. On sait seulement que ce double disque est divisé en deux parties de quatre sections chacune. Effet du hasard ou fétichisme? pour l’anecdote, le premier disque est divisé en 4 pistes d'une durée de 44 minutes et 44 secondes...

Qu'est-ce qu'on entend sur crosshatches? Des field-recordings et des sinusoïdes avant tout. Mais également une guitare sur la première piste et du piano sur la dernière. Il s'agit de sections très linéaires, de longues plages de sons monotones, du vent, une rivière, un moteur, une fontaine, des sortes de nappes augmentées et enrichies par des sinusoïdes qui reprennent des fréquences déjà présentes sur les field-recordings. La virtualité des sinusoïdes (en tant qu'elles sont le produit d'une synthèse digitale) se mélange à la "naturalité" des enregistrements, sons numériques et réels dialoguent et s'enrichissent dans une fusion étonnante. Les textures crées sont profondes, Pisaro et Tsunoda s'appliquent à explorer avec minutie une caractéristique du son, une immersion systématique et méticuleuse d'un seul paramètre sonore durant de longues minutes souvent.

Ceci-dit, on a parfois du mal à comprendre pourquoi une nappe prend fin, et surtout pourquoi telle autre lui succède. La forme de ces sections me paraît floue et opaque, et en même temps, elle paraît plutôt intuitive. Les tableaux sonores se succèdent de manière linéaire malgré de brusques interruptions, comme un film qui déroulerait une série de scènes à travers le même fil narratif mais sans utiliser forcément les mêmes thèmes, ou les mêmes couleurs. Tout de même, malgré l'opacité de la forme, on s'accroche à la puissance d'évocation des sons, car à travers chaque vague de sons un univers nouveau se forme, et on a toujours envie de savoir comment il est produit, quelle est sa source, qu'est-ce qui est naturel, qu'est-ce qui est artificiel. En elles-mêmes, ces hachures ("crosshatches") où le réel (à travers les enregistrements) se mêle à l'imaginaire et au possible (sinusoïdes) sont difficiles d'écoute, et demandent beaucoup de disponibilité, le terrain est aride et pas nécessairement agréable, mais Pisaro et Tsunoda parviennent malgré tout à tenir l'auditeur en haleine grâce à des questionnements et des attentes.

Je dois dire que j'étais assez indifférent à la première écoute, et c'est au fil des réécoutes que le caractère magique de cet échange m'est apparu, la magie de fusionner des sources réelles et imaginaires, mais également la magie de certaines sources sonores en elles-mêmes, d'autant plus que le duo parvient à constamment révéler les moindres détails et les moindres propriétés merveilleuses de chaque son enregistré. La durée du disque ne facilite pas la possibilité de l'accepter tel quel. On a du mal à rester disponible pendant presque une heure et demie. Mais parfois, on écoute crosshatches comme un film, un long film qui saurait capter l'aspect merveilleux et magique du son, un film qui nous plongerait au cœur de la matière sonore, quelle soit réelle ou imaginée, et au cœur de la fusion des deux.

various artists - Fukushima! (Presqu'île, 2012)

Je n'avais pas entendu parler du label français Presqu'île depuis un moment maintenant. Jusqu'à présent, ils n'ont publié que trois disques, trois merveilles de la nouvelle avant-garde japonaise. Mais cette année, il ne s'agit plus d'onkyo, mais d'une compilation dont les fonds sont reversés aux ONG japonaises relatives à la catastrophe nucléaire -toujours pas résolues- qui a eu lieu il y a un an à Fukushima. Un double disque varié de musiques expérimentales à travers le monde, dont sont exclus tous les musiciens japonais, quand bien même cette compilation s'inspire d'une déclaration d'Otomo Yoshihide... (http://www.japanimprov.com/yotomo/fukushima/lecture.html)

Le premier disque s'ouvre de manière tragique et épique avec Al contrario, une longue pièce de Dave Smith interprétée au piano par John Tilbury. Durant plus d'une demi-heure, le même tempo andante, répétitif et obsessionnel, sert à placer des mélodies simples, fragiles et tendues, qui peuvent parfois rappeler Satie. Mais c'est surtout à Feldman que l'on pense en entendant ces motifs répétés, oubliés, et rejoués plus tard, comme lorsque l'on entend les silences remplis de résonances par Tilbury qui espacent chaque noire. Car la pièce n'est jouée que sur des noires et des blanches quasiment, il n'y a pas de division du temps, les mélodies comme l'accompagnement sont obstinés, et servent également à étirer et dilater le temps perçu. Une pièce magnifique aux couleurs mélodiques sensibles et merveilleuses, des mélodies répétées à travers une pulsation immuable et atemporelle. L'interprétation est extrêmement puissante, chaque accord et chaque temps fort sont appuyés avec émotion, et l'espace réservé aux résonances du piano est rempli avec une sensibilité très typique de Tilbury et de sa sensibilité à l'espace virtuel créé par les harmoniques. Magnifique.

La suite de ce disque est une pièce de dix minutes interprétée au piano par Magda Mayas. S'il s'agit du même instrument, ceux qui connaissent ces musiciens savent qu'ils n'ont pas grand chose en commun. Car le solo de Magda est cette fois une pièce improvisée, beaucoup plus axée sur les textures et le timbre du piano, presque exclusivement à travers des préparations et des techniques étendues. Magda Mayas improvise ici une pièce plutôt calme, sans pulsation ni mélodie bien sûr, quasiment sans note en fait, une pièce de sons et de bruits à travers un temps absolument lisse sans être linéaire. Les textures présentes sur Foreign Grey sont comme toujours très surprenantes et inhabituelles, hautement inventives et denses, aux couleurs souvent sombres et tragiques. Puis on continue sur des textures inhabituelles et improbables avec From Dotolim, une pièce d'un quart d'heure enregistrée à Séoul par le quartet Choi Joonyong/Joe Foster/Hong Chulki/Jin Sangtae. Une pièce déconstruite, aux couleurs inattendues et extrêmes, bruitisme silencieux et créatif, musique parasitaire produite par la décomposition sonore d'objets usuels (lecteurs de disque, platines, objets divers, klaxons): une pièce radicale et extrême par quelques uns des plus talentueux improvisateurs coréens.

Le second disque commence avec une pièce de Burkhard Beins pour synthétiseur analogique et carillon frottée, une pièce linéaire aux textures et aux reliefs surprenants et originaux. Vient ensuite une pièce plutôt réussie et envoutante avec Mark Wastell au tam-tam relié directement à une machine d'effets sonores (Eventide H3000) à partir de laquelle Jonathan McHugh modifie et filtre les sons de Wastell: une intercation magique et obsédante. Certains musiciens paraissent être présents seulement pour offrir leur nom à cette compilation ensuite, je pense au solo d'Annette Krebs et à son duo avec Chris Abrahams, une pièce de field-recordings de quatre minutes à peine et un duo de trois minutes qui ont du mal à trouver leur place à côté d'autres pièces qui durent au minimum le double de temps de ces dernières.

La deuxième partie de ce disque commence alors à être beaucoup plus intéressante. On commence avec Fukushima for the Time Being, une improvisation de dix minutes par le trio Mural, soit Ingar Zach aux percussions, Kim Myhr à la guitare et à la cithare, et Jim Denley à la flûte. Une pièce contemplative et linéaire, mais beaucoup plus intense et forte que d'habitude. Il y a de nombreux reliefs, de la tension, des ruptures, bref, une pièce plutôt riche par rapport à ce que peut produire cette formation. Et enfin, comme en écho à la pièce de Dave Smith sur le premier disque, une autre œuvre écrite de vingt minutes, cette fois par Michael Pisaro et interprétée par Greg Stuart, The Bell-Maker, from Four Pieces for Recorded Percussion (Il faut attendre). Une musique très minimaliste, où Greg Stuart joue avec seulement deux ou trois carillons et un glockenspiel. Des phrases miniatures qui ne se répondent pas et qui dialoguent avec un souffle énigmatique, ou avec un silence fantomatique, toujours présent mais jamais réellement effectif. Des percussions sans rythmes, des hauteurs sans hiérarchies, pour une pièce monotone et linéaire mais tout de même absorbante et envoutante. Très belle pièce. Et pour conclure cette compilation, Cylindrical Mirror de Greg Kelley. Une grande improvisation solo de trompette par le membre du duo Nmperign. Improvisation à tendance réductionniste, improvisation de souffles, de silences et de techniques étendues diverses. On y trouve des fractures incessantes, fractures du silence notamment, mais également d'intensités. Virtuose et puissante, inventive et dense, parfait pour conclure ce tour d'horizon des nouvelles musiques à travers le monde.

Sur le principe, je n'aime pas vraiment les compilations, toujours trop hétéroclites, trop courtes, on ne peut avoir qu'un aperçu des talents de chacun. Il manque la place nécessaire à de vrais développements. Ceci-dit, je recommande quand même celle-ci, notamment pour la place considérable laissée à Tilbury et à Pisaro, mais également pour la diversité des approches musicales et esthétiques qui forment un panorama plutôt complet de ce que l'on peut entendre ces dernières années. Vous souhaitez découvrir ou faire découvrir les musiques nouvelles, voilà tout de même une très bonne compilation (avec toutes les réserves que je peux avoir à propos des compilations en soi) qui complète parfaitement echtzeitmuzik berlin.

Informations, extraits: http://www.presquilerecords.com/psq004-fukushima



bruno duplant/barry chabala - la nuit (Roeba, 2012)


Première collaboration entre le contrebassiste français Bruno Duplant et le guitariste américain Barry Chabala, la nuit est une étrange et surprenante suite de trois pièces calmes et envoutantes. Aucun instrument n'est indiqué sur la pochette, la plupart des sons semblent être générés par ordinateur ou électronique, avec quelques interventions instrumentales, notamment à la guitare, caisse claire et percussions.

La première pièce est un long drone de 23 minutes, une nappe calme et planante, qui voyage à travers des espaces éthérés assez statiques malgré quelques légères modulations de fréquence. On se laisse facilement bercer et enivrer par ce voyage jusqu'à ce qu'un silence impromptu coupe la première nappe basse de manière aride et sèche, un silence surprenant et inattendu qui dure plus d'une minute avant de laisser surgir un autre drone plus riche, notamment en sonorités aiguës telles des espèces de carillons se greffant au "mouvement statique" du drone de base. Au cours de cette pièce, d'autres silences viendront interrompre, toujours de manière inattendue, les drones mis en place. Un peu comme si Bruno et Barry voulaient à tout prix empêcher l'auditeur de se laisser bercer par la musique de manière un peu trop passive. 

Car la force de chacun de ces silences est bien de réveiller l'auditeur, d'activer sa curiosité et son questionnement. A chaque fois que la musique s'interrompt, je me suis trouvé emparé par un mélange de surprise, de frustration, puis d'admiration. Surprise devant la sécheresse de ces interruptions inattendues et irrationnelles, frustration de ne pouvoir s'immerger dans les nappes, puis admiration devant la réaction que parviennent à susciter Bruno et Barry en interrompant simplement le processus musical mis en œuvre. Même si les textures formées par Bruno Duplant et Barry Chabala sont riches, c'est bien plutôt pour la structure de ces pièces que cet album m'a plu. Une forme toujours surprenante, où une nappe peut durer une minute, comme elle peut en durer dix, où elle peut être interrompue à tout moment, par un silence, comme par une caisse claire. C'est linéaire, mais tout de même fracturée, et fracturée de manière anarchique et extrêmement précise tout de même. Une précision qui va à l'encontre de toute règle.

Là où la musique me touche le plus au niveau de son contenu, c'est certainement lorsque des instruments se superposent aux nappes dronesques. Je pense par exemple à la deuxième pièce, "far a go", où Barry Chabala disperse avec parcimonie une mélodie lente, calme et étirée, faite d'intervalles irréguliers, une mélodie très belle et sensible, qui se mélange avec poésie aux vagues sombres et digitales de Bruno, ainsi qu'à sa pulsation frénétique et obsessionnelle produite par une caisse claire étouffée et discrète. Il en est de même sur la dernière piste, "la nuit", où mélodies fantomatiques, silences et textures digitales s'entremêlent avec une finesse et un sens de la musicalité précis. Cette dernière pièce est certainement ma favorite, la plus complète et la plus aboutie, on y retrouve tout ce qui faisait le succès des deux pièces précédentes, notamment une utilisation réactive du silence, et un équilibre poétique entre mélodie et son, auquel s'ajoute le silence encore.

Trois pièces qui, au-delà de leur aspect calme, linéaire et contemplatif, parviennent à surprendre et à interroger l'auditeur avec sensibilité et intelligence. Un beau disque.

immersions soniques

 Jamie Drouin & Sabine Vogel - Raumfluchten (Infrequency, 2012)

Raumfluchten est une piste de trente minutes divisée en sept sections et interprétée par le duo Jamie Drouin (synthétiseur analogique, radio) et Sabine Vogel (flûte, cailloux). Sept tableaux plutôt calmes, aux sonorités et aux atmosphères à chaque fois surprenantes. Fréquences radios, bruits de clés, cailloux frottés et frappés, électricité dérangée, souffles humains et électriques, clapotis, fréquences analogiques saturées et calmes, quelques sons épars s'entremêlent avec grâce au profit d'une atmosphère souvent sereine ou même contemplative. Une contemplation du son et de l'interaction parfaite entre deux musiciens inventifs et réceptifs au discours de chacun. Un discours toujours adapté à l'autre mais de manière intransigeante et sans compromis.

Cette suite de trente minutes propose des tableaux aux atmosphères pleines de contrastes, à l'image de cette étrange pochette ornée d'un clair-obscur surexposé. Des tableaux d'ombres et de lumières, de synthèses analogiques et de bruits acoustiques, de silence et de bruit. Le but de ces sept improvisations est de surprendre l'auditeur, et autant dire que le pari est réussi, car pour ma part, je n'avais encore jamais entendu rien de semblable: une musique principalement composée d'éléments abstraits qui, se superposant, finissent par former des figures concrètes, narratives ou expressives. Entre abstraction et figuration, entre lumière et obscurité, entre bruit et musique, entre silence et son, la situation des musiciens paraît intermédiaire mais la musique est tout de même sans compromis, et l'expressionnisme du duo est aussi puissant que sa capacité d'écoute, d'interaction, et surtout, d'inventivité. Une suite peut-être courte mais riche et dense, aux atmosphères très travaillées, pour une suite d'esquisses qui se mettent en valeur les unes à la suite des autres. Tableaux calmes, poétiques et sensibles, lumineux à certains moments, obscurs à d'autres, mais toujours précis et absorbant. 

Une immersion profonde et dense dans des bruits obscurs et des notes lumineuses. Très bon.


 Coppice - Holes/Tracts (Consumer Waste, 2012)

Autre immersion profonde dans le son, Holes/Tracts est une suite de quatre pièces interprétée par le duo Coppice, nom de scène pour Noé Cuéllar et Joseph Kramer. Des pièces étranges et uniques, composées à partir de shruti box, de filtres acoustiques, et de boucles magnétiques. On peut s'en douter, il s'agit là de pièces principalement axées sur le timbre et l'exploration sonique d'instruments/objets acoustiques. Clapotements, grincements, frottements, le son est noyé, répercuté, amplifié, on ne sait jamais trop comment ni avec quoi. Et c'est sans compter sur les silences et les nombreux passages très faibles et calmes où les repères deviennent encore plus évanescents, flous, obscurs.

Un album dur d'écoute, hors de toute esthétique et qui semble extérieur à toute norme et à tout langage musical. Holes/Tracts immerge l'auditeur dans des profondeurs soniques acoustiques abstraites et non-musicales souvent, mais tout de même poétiques et envoutantes. Car Coppice semble raconter une histoire, un fil narratif semble conduire ces quatre pièces, mais il s'agit bien évidemment d'une histoire purement sonore, où les rebondissements se font par modulations d'intensité, par évolution de textures. Coppice nous narre une histoire peut-être irrationnelle, en tout cas extérieure aux codes esthétiques préétablis, mais une histoire qui vaut le coup pour sa singularité, pour l'originalité du langage qu'elle met en place, mais également pour sa structure souvent surprenante. Une musique extraterrestre, qui ne semble pas produite sur la même planète, qui semble surgir d'une nouvelle espèce, une espèce dotée d'une perception extrêmement aiguisée, sensible et poétique du son.

Cremaster - live at audiograft (consumer waste, 2012)

Ce live at audiograft est le troisième disque en date du duo Cremaster, un duo composé de deux musiciens bien connus par les lecteurs de ce blog, Alfredo Costa Monteiro (dispositifs électroacoustiques) et Ferran Fages (dispositifs électroacoustiques, larsens et table de mixage). Un duo qui aime les parasites électriques, les sons corrosifs ou abrasifs, les larsens incessants, et autres textures bruitistes et abstraites. Pour ce court enregistrement live de 26 minutes, les deux plasticiens sonores nous délivrent une palette de sons hétéroclites qui s'embrassent et s'entremêlent constamment, boucles analogiques, court-circuits, et larsens forment des textures qui s'agencent avec sensibilité dans une construction improbable de sonorités électriques.

Une unique pièce plutôt courte en effet, mais qui n'en est pas moins intense et riche. Les textures sont riches, originales, les variations d'intensités nombreuses. A leur manière, Cremaster explore le son également et construit un environnement musical principalement axé sur le timbre et l'exploration sonique électroacoustique cette fois. L'art de sculpter des informations électriques avec une perception musicale du courant et du son, l'art de peindre de magnifiques tableaux avec ce que l'on considère comme des parasites sonores comme le souffle ou le larsen. Une musique surprenante, jouissive, riche, où les textures sont agencées avec précision dans une attention constante à chaque intervention de l'un comme de l'autre membre du duo.

En un peu plus de vingt-cinq minutes, FF et ACM nous délivrent une pièce riche de couleurs et très intense, construite et structurée de manière à immerger l'auditeur de manière intensive. Une plongée immersive dans des courants électroacoustiques abrasifs et parasitaires, mais aussi sensiblement musicaux et savamment structurés. Un enregistrement qui ne cesse de surprendre pour ces couleurs sonores organiques et physiques, ingénieusement et hautement créatif et inventif. Recommandé.