Jennifer Allum & Eddie Prévost - Penumbræ (Matchless, 2011)

Jennifer Allum: violon
Eddie Prévost: "percussion frottée" (bowed percussion)

Je crois que c'est la première fois que j'entends Jennifer Allum, violoniste membre du "Post Quartet" londonien spécialisé dans la musique expérimentale de la seconde moitié du 20e à aujourd'hui (Wolff, Cardew, Pisaro, etc.), et qui collabore régulièrement en concert avec des improvisateurs anglais comme John Butcher, Seymour Wright ou Eddie Prévost. Pour ce disque crépusculaire, elle se fait l'exploratrice d'un instrument finalement assez peu utilisé dans la musique improvisée et plutôt difficile à intégrer et à dépasser, en compagnie d'Eddie Prévost, qui utilise presque toujours des archets afin de faciliter la symbiose.

La première partie de ces enregistrements est composée de trois "études" qui explorent le violon et les percussions à travers la médiation constante de l'archet, et bien sûr au-delà de leur utilisation fonctionnelle et formelle. Car même si une esquisse de trame mélodique peut parfois transparaître presque incidemment, c'est de l'archet d'Eddie Prévost qu'elle surgit. Mais ces trames sont aussi opaques et subtiles que rares, et c'est plutôt l'exploration du timbre qui est au goût du jour dans ce disque. Le duo investit les potentialités sonores propres à l'archet (et indirectement, aux instruments que l'archet médiatise) et en dévoile toutes les richesses, sans jamais cesser d'être à l'écoute du partenaire et de l'intégrer à son discours. Le dialogue entretenu est très dynamique, intense et beau puisqu'il n'est pas seulement fondé sur l'exploitation timbrale des instruments, mais aussi sur les possibilités qui résultent de l'interaction entre le violon et les percussions. C'est donc un voyage sonore puissant car chaque fois que le timbre de l'un se déploie dans toute sa richesse, il enrichie le paysage sonore de l'autre, dans un effet de réciprocité et d'égalité surprenant.

Comme l'a très bien remarqué Seymour Wright dans les excellentes notes du livret, la deuxième partie de ce disque diffère de la première seulement par le nom; car elle est également une exploration de l'interaction entre les archets. Du fait de la longueur de la pièce peut-être (37min), le son est moins homogène et les dynamiques varient plus. Tous les modes de jeux sont utilisés: attaques douces ou sèches et brutes, sons continus ou brefs, harmoniques déployées ou étouffées, etc. Comme dans les "études" précédentes, le déploiement de l'un enrichit toujours le discours de l'autre grâce à une écoute très sensible et attentive (et aussi à la pratique d'un "activisme sociologique" au sein de la musique). L'enrichissement se fait par assimilation, intégration, opposition, confrontation, soutien, etc., et cette architecture participe autant de la dynamique sonore que structurelle.

Prévost et Allum nous entraînent dans un voyage sonique minimaliste et dynamique, sensible et attentif; et pour l'auditeur, cette exploration est aussi submergeante que captivante. Richesse de l'archet, magie de l'entente et profondeur de l'écoute s'associent à un dynamisme aussi cérébral qu'émotif, qui n'a étonnamment rien d'hermétique ou de froid. Malgré leur aspect systématique, ces études sont vraiment chaudes et humaines, ouvertes aux émotions et à la sensibilité (pas seulement intellectuelle), une recherche où le dynamisme interactif suscite autant d'émotions qu'il captive l'attention.

Tracklist: 01-Investigative Study I / 02-Investigative Study II / 03-Investigative Study III / 04-Dolwilym Penumbra

Peter Evans Quintet - Ghosts (More is More, 2011)


Peter Evans: trompette
Carlos Homs: piano
Sam Pluta: ordinateur
Tom Blancarte: bass
Jim Black: batterie

Première sortie du nouveau label de Peter Evans, Ghosts est une mine de virtuosités, autant dans l'écriture complexe et variée que dans les techniques d'improvisation. Si le titre évoque immédiatement Albert Ayler, l'intention principale est véritablement calquée sur l'esprit du légendaire ténor du free jazz: la relecture, non des standards (toutes les compositions sont d'Evans), mais de l'esprit des musiques qui ont marqué un des trompettistes les plus innovants et énergiques depuis quelques années. Les thèmes, les compositions et les improvisations sont tous empreints des codes ou des signes du free jazz (notamment dans les improvisations collectives, mais surtout dans l'énergie générale), du bop, du jazz New-Orleans clinquant et brillant, comme de la ballade mielleuse et mainstream. Ce qui nous donne une musique intense et puissante, swinguante, collective, dynamique et éclectique.

Je prends un petit moment pour faire une mention spéciale à Sam Pluta qui apporte une touche électronique à ce quintet. Il est certainement ce qui amène le plus de singularité et d'intensité avec son ordinateur excentrique et parfois incongru qui trouve toujours sa place entre accompagnement et solo, au sein d'une formation acoustique qui a fait le choix, la plupart du temps, de conserver les hiérarchies et les fonctions traditionnelles, et dans laquelle il se submerge. Pluta sait constamment alterner entre le développement et l'approfondissement de l'improvisation collective, la figuration ou la fonction de soliste dans un concert pour orchestre de jazz et électronique. Son humour ainsi que son détachement et son exubérance permettent d'esquiver l'éventuelle fadeur d'une relecture.

Ceci dit, l'écriture d'Evans reste tout de même l'élément le plus créatif et le plus singulier. Car les compositions d'Evans ont bien conservé l'esprit des genres exploités tout en permettant à chacun des musiciens de s'exprimer de manière personnelle et créative, la plupart des structures formelles est maintenue et le quintet n'éclate pas les formes mais les intègre et les dépasse ou les grignote parfois légèrement et sensiblement, parfois de manière ostentatoire et ironique. L'écriture et les formes d'improvisation laissent une place vraiment conséquente au développement des potentialités de chacun, autant dans "l'interprétation" des partitions aux rythmiques parfois ultra-rigoureuses et complexes, que dans la réactivité, l'écoute et l'entente à l'œuvre dans les improvisations. 

Après, on reprochera peut-être à Evans de s'embourber dans une forme fade de free jazz mainstream qui instrumentalise plus qu'il n'intègre des musiques plus populaires et plus accessibles, ceci à des seules fins commerciales. Car oui, Ghosts est bien un album de free jazz électroacoustique, mais il est étonnamment accessible puisqu'il conserve de nombreux codes, signes et formes connus de tous et utilisés depuis des décennies. J'ai beau être perplexe devant cette musique faite de compromis et exempte de radicalité, il faut quand même avouer que les compositions d'Evans sont d'une richesse inouïe, et qu'on se laisse très facilement emporter dans cette entreprise virtuose de relecture de la musique populaire du 20e siècle.

Tracklist: 01-... One to ninety two / 02-323 / 03-Ghost / 04-The big crunch / 05-Chorales / 06-Articulation / 07-Stardust

Michael Pisaro - Fields Have Ears (Antother Timbre, 2010)


A la fin de l'année dernière, Another Timbre publiait cinq disques concentrés sur l'utilisation du silence, en hommage à John Cage (Dying Sun de Looper, chroniqué ici, fait d'ailleurs partie de cette série). On comprend donc la publication de ce compositeur membre du Wandelweiser, proche de Jürg Frey et spécialiste de Christian Wolff et John Cage. Ce disque regroupe trois compositions de Pisaro, Fields have ears 1 (2010) pour piano (interprété par Philip Thomas) et bandes, Fade (2000) pour piano, et enfin, Fields have ears 4 (2009) pour 4 instruments ou plus (14 sur cette version). Sur ces trois pièces, la présence et l'importance du silence sont vertigineuses et envoutantes, tout en remettant l'essence de la musique en question.

Sur Fields have ears 1, il y a tout d'abord la présence des bandes magnétiques composées d'enregistrements en plaine nature: grenouilles, oiseaux, feuilles, vents, etc... Puis à cette polyphonie spontanée et naturelle se surajoute le piano délicat et profond de Philip Thomas. D'ailleurs, s'agit-il vraiment d'une superposition ou bien plutôt d'une opposition ou d'une confrontation? Car à travers l'assemblage de ces drones et de ces field-recordings à la partition pour piano, de nombreuses oppositions surgissent et se révèlent: l'opposition entre le bruit et la musique bien sûr, et donc entre nature et culture, mais aussi, par extension, les oppositions entre ville et campagne et entre travail intellectuel et travail manuel. La position de Pisaro semble être plutôt neutre et naïve, au sens où elle est absente de préjugés et d'a priori, car Fields have ears 1 tente de (ré-)concilier ces dualismes sans qu'aucun des termes ne s'affirme avec supériorité. Ne sachant pas trop comment décrire l'environnement des bandes, je dirais simplement que l'ambiance est assez proches d'un parc urbain ou d'une forêt près d'une ville, avec ses espèces regroupées par peur de l'environnement citadin. Quant au piano, il joue une longue mélodie distillée parcimonieusement, chaque cellule n'étant composée que de deux ou trois notes ou accords au maximum. Ces phrases révèlent également une opposition entre l'écriture horizontale de type mélodique et apaisante, et l'écriture verticale formée d'accords souvent tendus et dissonants.

Fade, la seconde pièce, a toute sa place dans cette série en hommage à Cage, étant donné la prépondérance du silence. Pour le coup, une nouvelle opposition surgit (même si elle était latente sur la première piste), celle entre le silence et le son, les deux termes apparemment irréconciliables, musicalement et physiquement. La fortune de Pisaro est d'arriver à placer ces deux termes sur un pied d'égalité sans se laisser effrayer par leur opposition frontale. Dans cette étrange sculpture sonore, la musique surgit du silence par attaque brutale puis laisse apparaître de longs silences, et nous ne savons plus qui du silence ou du son permet l'apparition de son opposé-contradictoire. Généralement, chaque note jouée entre les silences est plusieurs fois répétée à intervalles réguliers avec des attaques de plus en plus faibles, la disparition de la note laisse alors apercevoir le spectre harmonique avant que le silence ne surgisse. C'est comme si Pisaro, en plus d'interroger les conditions d'apparition du son à travers la sculpture du silence, questionnait aussi la nature ou l'essence du son à travers ce traitement du timbre qui n'est pas sans rappeler les expériences de Grisey et de l'école spectrale.

Quant à Fields have ears 4, elle est construite sur un schéma similaire: de longues plages de silence succédant à des nappes sonores. Mais si la structure formelle est proche, les modes de jeux ainsi que l'instrumentation (piano, cithare, violoncelle, clarinette, mélodica, ordinateur, objets divers, etc.) diffèrent largement, ainsi donc que l'approche même du phénomène sonore construit sur le son plus que sur la note ici. Je dis "nappes sonores" car, hormis les interventions du piano et de quelques autres, les sons sont souvent de nature indéterminée (souffles, frottements, drones, etc.). L'approche est devenue plus timbrale que spectrale et par cette voie, Pisaro semble vouloir nous dire que le silence est nécessaire et essentiel non seulement à la musique, mais également à la perception et à l'audition de chaque son, aussi quelconque et indéterminé soit-il. L'atmosphère et l'ambiance sont aussi étranges et singulières que sur les deux autres pièces puisque Pisaro cultive l'art de faire parler le rien et de matérialiser le néant à travers une spatialisation atemporelle du silence et une sculpture du vide.

Outre le phénomène d'attraction de ces pièces surnaturelles car atemporelles (caractéristiques d'ailleurs assez proches des musiques rituelles qui nous submergent d'émotions similaires), l'intérêt de ces trois pièces réside aussi dans le questionnement existentiel sur l'essence de la musique et du son en général (notamment les liens entre le silence, le bruit, les notes, la nature et la culture, etc.) comme dans les réponses apportées à ces interrogations (la réciprocité du son et du silence, ce dernier étant essentiel au premier; l'intégration de la musique dans le phénomène son/bruit, etc.). Quand bien même ces trois pièces paraissent austères au premier abord, dès que l'attraction fait son effet, on se laisse facilement (magiquement?) submerger par cet univers mythique et singulier plein de questionnements sur le temps et la musique. Trois œuvres "musicogoniques" sur l'apparition mythologique du phénomène sonore musical.

01-Fields Have Ears 1 / 02-Fade / 03-Fields Have Ears 4

Sébastien Bouhana - Tambour, pas tant (Insubordinations, 2011)



Sébastien Bouhana: grosse caisse horizontale, objets

5 ans après avoir inauguré le netlabel suisse Insubordinations en compagnie de Heddy Boubaker, Sébastien Bouhana revient à la charge, mais cette fois-ci, en solo. On a toujours le souvenir d'un jeu discret, minimaliste et éclaté; mais depuis, Bouhana s'est considérablement affirmé, sa musique a désormais atteint des profondeurs vertigineuses et une clarté aveuglante. En fait, je crois qu'il va être difficile de mettre des mots sur Tambour, pas tant tellement j'ai été bouleversé par cette écoute...mais bon, essayons.

J'ai déjà mis deux mots: bouleversement et profondeur. Qu'est-ce qui les lie? C'est que Bouhana, frottant cymbales et différents objets métalliques sur la peau de sa grosse caisse, accède a une dimension méconnue du son, cette dimension est peut-être bouleversante parce qu'elle a toujours été présente dans la nature du corps résonnant mais n'a jamais eu l'occasion d'accéder à notre esprit, notre perception étant trop réduite et imparfaite. Le bouleversement résiderait alors peut-être dans l'élargissement de notre perception et de nos sens, élargissement rendu possible par l'exploration sonore abyssale de la grosse caisse et des objets utilisés. Si Bouhana accède au plus profond des vibrations sonores, il accède du même coup au plus profond de notre perception et de notre être donc. Il y a, à mon avis, un lien direct entre la profondeur sonore atteinte et l'apparition d'une perception beaucoup plus aiguë qui nous bouleverse car elle nous plonge dans un autre univers tout d'abord sonore, mais également cosmique puisque la perception est constituée de tous les sens qui agissent aussi les uns sur les autres.

La musique de Bouhana est extrêmement sensuelle (sensationnaliste dirait Pessoa) et corporelle. Aucun formalisme ni intellectualisme n'est à l'œuvre ici, l'exploration est seulement médiatisée par le corps et les sens: la peau de la percussion prolonge l'organisme de Bouhana, les sens médiatisent et réalisent ce prolongement en donnant vie à des résonances inattendues et inouïes. Cymbales, ressorts et autres objets métalliques sont frottés, caressés, grattés à la peau de la grosse caisse durant trois longues plages (bientôt peut-être un structuraliste déchu ou un numérologue christique et mystique sortira une thèse sur la "trinité dans l'improvisation") ne laissant aucune place au silence. Le flux est continu, l'intensité toujours portée par une sorte de pulsation toujours sous-jacente et à peine perceptible, une pulsation qui est plus présente dans le corps de Bouhana que dans sa musique, une pulsation primitive et inconsciente qui se transmet plus physiquement que musicalement et intellectuellement. La musique de Bouhana est faite de résonance connue par les sens et non par l'intellect: chaque objet est senti, entendu, vu, touché, gouté afin d'être connu au plus profond de son être.

Je crois que je me bats contre des moulins puisque ce que j'essaye d'expliquer, c'est le processus par lequel j'en suis arrivé à être autant touché, quand bien même ce processus est extérieur à la raison et au discours, donc à l'explication... Pas besoin de raisonner, il suffit de vivre cette exploration abyssale, une fois, deux fois, etc... Car à chaque écoute, une texture inaperçue (elles s'enchainent toutes imperceptiblement) révèle sa richesse et sa profondeur (toujours), et ce timbre entraîne pour l'auditeur de nouvelles sensations, etc. 3 séquences d'une richesse inépuisable, d'une profondeur surhumaine, d'une chaleur organique, d'une sensibilité aiguë, et surtout, notons que ces 3 plages ne paraissent pas vraiment en lien avec l'histoire de la musique, sans dire que Bouhana est extérieur à toute influence (on sent les approches de Murayama, Gouband, Pontevia et même Lovens), il me paraît juste se situer dans un dialogue à trois ultra-personnel, avec ses objets et sa grosse caisse, en-dehors des problématiques sur la forme musicale, l'improvisation, et des confrontations entre la musique savante et la musique populaire. Bouhana navigue dans le son même, explore sa texture et communique ses couleurs avec générosité. Un putain de chef d'œuvre!

A télécharger gratuitement sur le site d'INSUBORDINATIONS.
Une vidéo d'un concert (2010) de 30 min. est également disponible sur le site du Grand Chahut Collectif, intéressant pour saisir les techniques de Bouhana.

Tracklist: 01-Evoquée / 02-Une vieille connaissance / 03-Très nettement

Joe McPhee & Chris Corsano - Under A Double Moon (Roaratorio, 2011)


Joe McPhee: saxophones, trompette
Chris Corsano: batterie

Corsano désire-t-il devenir le nouveau Rashied Ali? En tout cas, il ne cache pas ses affinités pour la forme duo, et tout particulièrement pour la formation sax/batterie devenue presque incontournable dans le free jazz depuis Interstellar Space, et dont il s'est fait une spécialité avec Paul Flaherty et leur projet The hated Music. Sur ces cinq plages enregistrées live à Paris, son acolyte n'est rien de moins que l'immense saxophoniste et trompettiste Joe McPhee. Difficile de critiquer ces musiciens que j'adore car leur rencontre n'est pas forcément une réussite, du fait de leurs personnalités pas toujours conciliables, mais je crois que la tentative valait quand même le coup d'être publiée, et qu'elle vaut la peine d'être entendue. Un dialogue étrange donc, puisque les deux musiciens sont, chacun à leur manière, d'un charisme très marqué. Il y a alors une sorte de difficulté à concilier l'énergie survoltée et tentaculaire de Corsano à l'éclectisme et au lyrisme parfois abstrait de McPhee.

La magie symbiotique du duo n'a pas toujours lieu car ces deux individualités sont trop fortes et trop marquées, presque au point de s'exclure l'une l'autre. Aucun problème lorsque le jeu de McPhee se fait intense et volubile, Corsano est toujours là pour faire monter la sauce; mais dès que le phrasé de McPhee se plonge dans un univers lyrique (et souvent magnifique), les percussions se font fébriles, mal assurées-assumées, et Corsano fait alors le bon choix de laisser place à un silence éloquent (délibérément ou par obligation?). Mais n'oublions pas toutes ces phases d'une intensité et d'une virtuosité époustouflantes, ces phases où un véritable dialogue s'enclenche et entraîne les improvisateurs dans une spirale d'énergie qui ne manque ni de souffle ni de puissance. Et McPhee, dans ces moments, trouve toujours le moment opportun pour rééquilibrer l'intensité, cette intensité qui pourrait vite devenir épuisante et lassante s'il ne faisait que suivre le maximalisme de Corsano.

Du coup, lorsque je vois le titre de ce vinyle, Under a double moon, j'ai envie de penser qu'il s'agit de la conscience que chacun des musiciens a d'appartenir à deux univers distincts et séparés. Ce disque proviendrait alors peut-être de la volonté de surmonter cette altérité et de dépasser l'exclusion en créant un dialogue en quête d'universalité qui conserve autant les talents que les défauts de chacun. Sous cette "double lune" surgit une autre planète où dialogue et écoute sont possibles sans renier ni dénier l'individualité et les caractéristiques d'autrui. Corsano et McPhee cultivent leurs différences en les confrontant mais aussi en les assimilant dès que possible: sans vouloir verser systématiquement dans une interprétation politique de la musique, peut-être est-ce là une allégorie d'un monde possible où l'individu pourrait s'épanouir et se développer dans une communauté sans se fondre ni se noyer dans la masse. Dialogue entre deux musiciens (McPhee et Corsano) et entre deux théoriciens qui ont tout intérêt à se rencontrer (Marx et Stirner).

Tracklist: 01-Dark Matter (1st Part); 02-Dark Matter (2nd Part); 03-New Voices; 04-For Giuseppe Logan; 05-In Lieu Of Flowers

Jim Denley, Philippe Lauzier, Pierre-Yves Martel, Kim Myhr, Eric Normand - Transition de Phase (Tour de Bras, 2011)


Jim Denley: saxophone alto, flûte
Philippe Lauzier: saxophone soprano, clarinette basse
Pierre-Yves Martel: électronique
Kim Myhr: guitare acoustique, cithare
Eric Normand: basse électrique

Si Myhr et Denley ont déjà travaillé ensemble sur plusieurs projets, je n'avais encore jamais entendu Lauzier, Martel et Normand, tous les trois basés au Québec, et rencontrés en 2009 à Montréal par le duo australo-norvégien. Ensemble ils nous proposent trois "phases" d'orientations minimalistes et microtonales publiées par le label d'Eric Normand: Tour de Bras; les "transitions de phase" étant l'étude physique des altérations et des modifications d'une structure donnée par un phénomène extérieur, on imagine bien ce que ça peut donner en musique...

Enlevez l'importance de l'aplat chez Kandinski, obscurcissez les formes géométriques puis transposez ces graphismes dans le domaine sonore, vous pourrez alors obtenir quelque d'assez proche de la première Phase de ce quintet. Chaque interprète construit une ligne de fuite personnelle qui tend à devenir collective lorsqu'elle en entrecroise une autre, la pénètre et s'y imbrique. Pour continuer avec la comparaison plastique, chacun a l'air de sculpter le même granit que tout le reste de la formation, mais tout en gardant son outil-instrument auquel il s'identifie et par qui il conserve son individualité. La matière sonore est d'une tessiture ample qui va de la basse électrique au saxophone soprano en passant par les potentialités infinies de l'électronique; ainsi, chacun travaille, taille, sculpte et traverse cette texture de multiples manières: bourdons, larsens, techniques étendues, interventions sporadiques et distillées ou continues, réponses dialogiques ou autistes, etc...

Quant à la Phase 2, elle peut peut-être sembler plus facile dans la mesure où elle ne travaille qu'à créer une seule texture (pâte) complètement homogène. Cependant, outre le fait pragmatique que ces musiciens n'ont que trop rarement l'occasion de collaborer, ce qui peut poser problème dans ce genre de démarche et qui est dépassé avec brio dans cette pièce, c'est la conservation des couleurs et donc des personnalités. Effectivement, la matière est homogène, presque monolithique parfois, mais ce qui est admirable, c'est que les individualités si présentes et marquées dans la Phase 1 se maintiennent complètement et même s'épanouissent dans cette structure qui aurait pu se révéler contraignante à ce niveau. Mais au contraire, les contraintes propres à la musique improvisée (en est-ce vraiment d'ailleurs?) semblent s'évanouir: alors que des timbres et des influences orientales surgissent et s'ancrent dans la démarche collective, l'atonalité et les techniques étendues ne sont plus utilisées systématiquement. Malgré des contraintes structurelles et intentionnelles, cette pièce paraît fraichement libre et innovatrice, tout en évitant l'écueil du drone monotone, contemplatif et chiant.

Sans modestie, la Phase 3 (deux fois longue que les précédentes) prétend assimiler les premières Phases, en utiliser tous les ressorts sans oublier de les modifier, de les amplifier, des les magnifier et de les explorer dans leur intégralité. Ici, les transitions commencent à vraiment se faire ressentir, chaque intervention modifie les paramètres de la structure en place, et la structure, ainsi, se modifie progressivement au gré de chaque musicien, comme au gré du collectif. Les interventions sont nombreuses et complètement hétérogènes, allant des dialogues harmoniques aux hauteurs indéterminées de la basse et de l'électronique, des réminiscences orientales basées sur un bourdon au quasi-riff des cordes, des assauts corrosifs et saturés de Martel aux attaques rondes et légères de Denley et Lauzier.


Transition de phase possède une palette extrêmement riche de couleurs instrumentales (de la cithare à l'électronique) qui sont déjà très étendues par elles-mêmes. Mais la richesse se situe également dans la variété des intensités, dans leur relief, et dans les formes que peuvent revêtir chaque phase. Les processus d'improvisations ne sont pas forcément clairs, certes, mais ils ne paraissent jamais incohérents, toute intervention se fait en réponse et à l'intérieur d'un certain processus musical précis, et cette intervention est toujours immanente à la structure et à la forme du processus. Trois pièces créatives et innovatrices, intenses et variées, profondes et riches dans la forme (la structure) comme dans le contenu (le timbre).

Tracklist: 01-Phase 1 / 02-Phase 2 / 03-Phase 3

ROVA Saxophone Quartet - Planetary (United One/SoLyd Records, 2011)


Bruce Ackley: soprano & tenor saxophones
Steve Adams: alto saxophone
Larry Ochs: tenor saxophone
Jon Raskin: alto & baritone saxophones

Je reçois toujours les disques du RSQ avec une impatience qui ne tarde jamais à être teintée de déception, jusqu'à ce que la compréhension de certains éléments obscurs ou opaques revigore mon enthousiasme initial. Qu'est-ce qui me déçoit systématiquement? Je crois que c'est ce son immuable et clinquant entre big-band et musique de chambre qui stagne depuis la création de ce quator, tout comme la manière de gérer des oppositions pas toujours très heureuses et d'équilibrer improvisation et composition, horizontalité et verticalité, etc...

Toutefois, les pièces du RSQ savent toujours être saisissantes, notamment grâce à de nombreux procédés peut-être connus mais efficaces qui sont utilisés pour prendre l'auditeur au corps. Il y a tout d'abord la virtuosité des instrumentistes qui peuvent facilement naviguer sur de nombreux registres: du baryton rond et dansant au soprano swinguant et anguleux, en passant par un alto rauque et acerbe ou un ténor virulent. Mais il y a aussi des procédés d'écriture à prendre en compte, comme l'écriture de phrases rythmiques jouées à l'unisson et sur lesquelles viennent se greffer un ou des solistes: impossible dans ce cas de refuser l'invitation, la joie est communicative, on ne peut réagir que de deux manières, sourire ou danser, la musique prend nos émotions d'assaut, et même plus globalement, notre corps. Ce qui me paraît aussi enthousiasmant, c'est cette imbrication et ce dialogue permanent entre l'improvisation et la composition, les frontières se brouillent et s'équilibrent (mais ne s'annulent jamais) entre les deux manières d'aborder la création musicale (qui n'ont pas nécessairement à être opposées).

J'ai bien conscience d'avoir dit au début de cette chronique que cette imbrication faisait partie de ce qui me décevait, car en fait, le plus énervant, c'est l'impression que le RSQ utilise systématiquement les mêmes procédés d'équilibre entre les mêmes oppositions parce qu'ils savent qu'ils sont efficaces. Bien sûr, au premier abord, tout est parfaitement équilibré: le temps lisse succède au temps strié, l'improvisation s'insère dans la composition, l'écriture horizontale par nappes entrelacées contrebalance l'écriture verticale qui joue sur des décalages ou des cellules rythmiques basées sur les temps faibles ou les contretemps; sans parler du magnifique son d'ensemble ni de la virtuosité de chacun. Mais je reste gêné car cette voie moyenne, ce compromis entre les traditions noires américaines et la musique savante occidentale, n'évolue pas vraiment tout en continuant de se réclamer de l'avant-garde ou des musiques créatives. Alors que toutes leurs influences sont parfaitement assimilées et utilisées de manière cohérente et rationnelle, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il y a tout de même un manque criant d'innovation dans leur utilisation.

Ceci dit, il reste des pièces absolument jouissives ou des dialogues vraiment saisissants de par leur construction s'établissent, aussi bien dans l'improvisation que dans l'écriture, et je ne crois pas que les fans du RSQ seront déçus ou s'ennuieront.

01-Parallel Construction #1 / 02-S / 03- Flip Trap / 04-Glass Head Concretion / 05-Planetary / Parallel Construction #2

Ron Anderson - Secret Curve (Tzadik, 2011)


Ron AndersonBass Guitar 
Anthony ColemanPiano 
Keith AbramsDrums, Percussion
Tim ByrnesTrumpet, French Horn, Keyboards
Jérôme NoetingerElectronics, Tape Manipulation
Eve RisserPiano, Prepared Piano
Tom SwaffordViolin 
Stefan ZeniukClarinet, Bass Clarinet, Tenor Saxophone, Bass Saxophone, English Horn
 

Après Tim Hodgkinson sur The Black Hills et Colin Stetson sur Judges, je reste dans le rock avec le dernier Ron Anderson. Un album aux confins du zeuhl, du RIO, et bien sûr, du jazz: des réminiscences de James Chance parfois, d'Art Bears souvent, de musiques klezmer (on est chez Tzadik...) et surtout l'omniprésence de Magma. L'écriture est éclatée et disloquée, de breaks en saccades, Anderson a l'air d'avoir l'esprit fragile, aucune place pour la contemplation, il y a à peine assez d'espace pour la respiration, sauf chez les solistes. L'instrumentation est riche, originale et fraiche: piano (Anthony Coleman) et piano préparé, violon, électronique (Jérôme Noetinger), cuivres et bois. Un album parfois essoufflant parce que d'une intensité toujours maximale et d'une énergie hystérique proche des Ruins. Mais les compositions ne sont pas pompeuses ni trop clinquantes, l'écriture et le son de cet orchestre sont frais et singuliers. Le choix des instrumentistes est vraiment excellent et c'est bien les multiples combinaisons possibles de cet orchestre qui permettent de créer un relief qui ne manque pas, ainsi qu'une respiration, au moins de temps en temps.

Colin Stetson - New History Warfare Vol. 2: Judges (Constellation, 2011)


Colin Stetson: alto, tenor & bass saxophones, french horn
Laurie Anderson: vocals
Shara Worden: vocals

Pas forcément très connu dans le milieu des musiques expérimentales ou improvisées, Colin Stetson (basé à Montréal) est plus connu pour avoir fait ses armes en tant que saxophoniste aux côtés d'Arcade Fire et de Tom Waits. Pour ce deuxième volume du New History Warfare, publié par le label canadien Constellation - célèbre pour ses productions orientées vers le post-rock, Stetson nous réserve l'agréable surprise d'inviter une des chanteuses expérimentales les plus reconnues: Laurie Anderson, ainsi que la chanteuse de My brightest diamond: Shara Worden.

Les musiciens, autant que les auditeurs et les lecteurs, n'aiment généralement pas les catégories, puisqu'elles finissent nécessairement par formaliser et institutionnaliser la musique; mais en attendant elles me facilitent la tâche, même si l'affaire Stetson se démarque par l'utilisation très singulière des genres. Car les saxophones de Stetson naviguent certes sur des terrains connus: de la pop à la noise en passant par le free jazz, l'indus et la trance. Mais il n'en reste pas moins que Stetson adopte suffisamment peu les formes conventionnelles ou bien il les mélange trop pour rendre toute tentative de catalogage précis impossible. Assez répétitif et binaire pour être de la pop, mais pas assez facile et "beau" (selon les canons esthétiques de cette forme); assez lancinant et violent pour du rock, mais souvent trop long ou trop instable; idem pour le reste: si l'on peut apercevoir des éléments issus de l'improvisation libre, de la noise et de l'indus, c'est toutefois trop propre, trop écrit, clairement structuré et acoustique pour en être.

Qu'est-ce qui se passe alors pendant cette heure? En général, le caractère des compositions est assez mélancolique, parfois même triste et sombre, on sent constamment une tension et une rage latentes mais pas nécessairement exprimées musicalement. Et tous les codes issus de n'importe quel genre sont utilisés pour parvenir à ce résultat: les techniques étendues de l'improvisation et de la musique savante, la polyphonie de la musique baroque, les rythmes et les mélodies entêtantes du rock et de la trance, le son rauque ou sale de l'indus et de la noise, les mélodies harmonieuses, les progressions arpégiques. Les saxophones sont utilisés en souffle continu, ou servent de pédale d'effet à la voix éructante de Stetson, ou alors les tampons servent de batterie ou de section rythmique. Le langage de Stetson est virtuose (tout comme l'enregistrement basé sur 20 micros disposés un peu partout dans le studio) mais clair et simple, Stetson parle un langage connu de tous, il cherche une langue universelle qui défie les genres et les cases, les oppositions et les manipulations.

Une musique universelle pour cracher à la gueule du monde entier le dégoût de ce monde? En tout cas, Stetson est aussi loin de l'élitisme que de la joie... Par contre, il est au plus proche de l'essence de la musique: un langage universel et une expression matérielle et artistique de la vie consciente et affective. Et ceci sans dénier la réalité paradoxale d'une universalité basée sur des formes et des conventions culturelles, historiques et sociales (comme l'utilisation de la tonalité, d'un certain type de division du temps) qui se retrouvent complètement dépassées dans cette œuvre hautement créative et sensible, virtuose et magnifiquement structurée. A écouter, ré-écouter, digérer, intégrer, assimiler et partager!

01. Awake on foreign shores / 02. Judges / 3. The stars in his head (Dark Lights Remix) / 4. All the days I've missed you (ILAIJ I) / 5. From no part of me could I summon a voice / 6. A dream of water / 7. Home / 8. Lord I just can't keep from crying sometimes / 9. Clothed in the skin of the dead / 10. All the colors bleached to white (ILAIJ II) / 11. Red Horse (Judges ll) / 12. The righteous wrath of an honorable man / 13. Fear of the unknown and the blazing sun / 14. In love and in justice

Thymolphthalein - Ni maître, Ni marteau (Mego, 2011)


Natasha Anderson: contrabass recorder & electronics
Will Guthrie: percussion & electronics
Jérôme Noetinger: tape machine & electronics
Clayton Thomas: double bass & preparations
Anthony Pateras: prepared piano & analogue synthesizer

Ni maître, Ni marteau est le premier enregistrement du quintet franco-australien formé en 2009 par Anthony Pateras. Si le titre de ce vinyle paru aux éditions Mego peut faire penser à un quelconque pamphlet anarcho-insurrectionnaliste, refusant tout compromis avec le capitalisme tout comme avec le communisme et la gauche légalistes, la musique de Pateras, quant à elle, n'essaye pas de se démarquer en refusant obstinément tout compromis et toute influence. Au contraire, de nombreuses sources musicales se font entendre ici et là: musique électroacoustique et concrète d'une part, musique improvisée d'autre part, mais également les scènes réductionniste et onkyo, le minimalisme et John Cage, puis la noise dans tous ses états, sans oublier tout ce qui est extérieur au domaine expérimental et avant-gardiste, comme le gamelan, le dub, et bien sûr, le jazz. Ces sources sont apportées par chacun pris individuellement mais sont assimilées collectivement, elles s'intègrent à une écriture précise et se fondent dans des modes de jeux et une instrumentation hétéroclites.

La composition des pièces accorde une grande place à l'équilibre, à la symbiose et à l'expression individuelle. Il y a bien un son collectif, mais pas monolithique, chacun apporte son timbre et sa fonction (rythme, texture, énergie, harmonique), de manière personnelle mais subordonnée à une volonté et une intention collectives. Si la formation est assez large et comporte une instrumentation qui peut facilement devenir imposante et bruyante, l'équilibre est assuré par le retrait permanent d'un ou plusieurs membres du quintet, ainsi que par la place accordé quelque fois au silence ou à des modes de jeux discrets, par le peu d'entrelacement des voix ou encore par les oppositions et les confrontations entre un duo et un trio (et autres combinaisons). Mais l'équilibre n'est pas seulement assuré entre les instrumentistes, il est également présent dans les différents niveaux d'intensité et d'énergie qui peuvent atteindre une violence et une virulence extrêmement agressive autant qu'une délicatesse tendue où la moindre intervention semble épiphanique et résonne éternellement. Ainsi, de nombreuses combinaisons (instrumentales, spatiales, timbrales ou énergiques) sont utilisées méthodiquement afin de ne jamais tomber dans un maelström sonore gratuit et incompréhensible.

Thymolphthalein n'a pas peur des paradoxes et on peut même dire qu'il les cultive: une musique aussi binaire qu'arythmique, aussi harmonique que tonale, aussi méditative et introspective qu'exutoire et violente, aussi mutique que volubile. Qu'est-ce que ça veut dire? Est-ce une tentative d'actualiser musicalement la dialectique marxiste? Car on a l'impression que le processus de création est l'aboutissement de la négation de la musique populaire par l'avant-garde, de quoi résulte une musique populaire expérimentale (ce qu'Adorno n'a pas soupçonné, soit dit en passant). Et c'est certainement le plus grand mérite de ces compositions: avoir su dépasser et intégrer l'éternelle opposition (académique) entre musique populaire et musique savante (ou expérimentale devrais-je plutôt dire ici). Cette réussite se traduit par une écriture aussi collective que l'interprétation est personnalisée, par une musique aussi aventureuse et créative qu'accessible et agréable. Thymolphthalein interprète de manière précise, sans être froide et insensible, des intentions claires, logiques et structurées d'une manière parfaitement équilibrée dans chaque opposition (contradiction) musicale. Hautement recommandé!

FACE A:01-Meta-Tingue / 02-Soaked George / 03-Off The Wall / 04-Mosquito Squash  / 05-L.B.O.K / 06-Streetcar Slugfuck/ 07-Ayala
FACE B: 01-Jean Psycho / 02-Quince / 03-Lips / 04-Pierre Willy / 05-Greatest Hits / 06-Pim