Michel Doneda, John Russell, Roger Turner - The cigar that talks


MICHEL DONEDA, JOHN RUSSELL, ROGER TURNER - The cigar that talks (ESAH, Collection PiedNu, 2010)

Michel Doneda: saxophones soprano & sopranino
John Russell: guitare acoustique
Roger Turner: batterie & percussions

01-Miss Antoinette
02-Les Brumes
03-Palming
04-Tous Toux
05-Eyes On Oncle

Première production de l'Ecole Supérieure d'Art du Havre, The Cigar That Talks réunnit trois maîtres de l'improvisation franco-anglaise: Doneda, Russell et Turner. Aucun doute quant à leur origine, nos trois musiciens sont bien européens, ce qui ressort immédiatement de leur musique: une grande irrégularité rythmique, voire une absence notoire de pulsation, des notes réprimées au profit du timbre, une abstraction proche de l'austérité. Face à toutes ces contraintes volontaires, comment s'en sort ce trio? La richesse de l'instrumentation (cordes, bois, percussions) alliée à la virtuosité de chacun des instrumentistes permet l'exploration d'un territoire sonore tout de même assez frais et dépaysant. Le mélange des harmoniques, des polyphoniques et du souffle de Doneda, s'accordent parfaitement avec les grattements et frottements percussifs de Turner ainsi qu'avec le jeu très serré, sec et parfois discret de Russell. Chacun à l'air de ponctuer le discours de l'autre, tous les morceaux ressemblent à une grande phrase polyphonique et contrapunctique. La personnalité de chacun est nettement préservée, elle n'est pas noyée dans le flux sonore, ni submergée par un intérêt excessif porté au timbre. Pourtant cet intérêt est bien présent, le traitement du timbre, et du son en général, est absolument fondamental dans ces improvisations. Tous les trois n'utilisent que peu d'instruments finalement: 2 saxophones pour Doneda, une guitare pour Russell, et une batterie réduite au minimum pour Turner. Mais l'exploration est instrumentale avant d'être sonore, chacun conserve ce qui fait l'originalité de son instrument et en exploite toutes les potentialités. De cette démarche émerge alors des improvisations énergiques, tendues, abstraites, violentes ou relaxantes, mais toutes sont marquées par un aspect indéniablement aventureux, créatif et spontané.

Muta - Bricolage


MUTA - Bricolage (Al Maslakh, 2010)

Alessandra Rombolà: flutes, tiles & preparations
Rhodri Davies: electric harp & electronics
Ingar Zach: percussion, drone commander & sruti box

Avant tout, je tiens ici à remercier et féliciter Mazen Kerbaj et ses acolytes pour leur formidable travail de promotion des musiques improvisées et expérimentales à Beyrouth, avec le label Al Maslakh et le festival annuel Irtijal. Toutes les productions de ce label sont créatives, aventurières, intelligentes, sensibles et radicales. Et le dernier enregistrement, Bricolage (mixé par Giuseppe Ielasi), ne déroge pas à cette marque de fabrique.

Muta, c'est la rencontre internationale de trois explorateurs sonores accomplis: l'italienne Alessandra Rombolà (Alientos, SoundSpace12), l'anglais Rhodri Davies (SLW, The Sealed Knot), et le norvégien Ingar Zach (Dans Les Arbres, Flore De Cataclysmo). Après un premier enregistrement chez SOFA, ils nous offrent ici une musique originale et équilibrée. Le bricolage de ce trio est très singulier, ce n'est pas l'indus d'Einstürzende Neubauten, mais un bricolage des sons très précieux, presque aristocrate. Des harmoniques survolent au-dessus d'un drone, des frottements se mélangent et se confondent, des percussions bruitistes sont apaisés par d'autres harmoniques, mais tout ceci se fait en douceur, personne ne brusque personne, tout se fait dans un climat de respect et d'écoute. Pourtant, il n'est pas complètement question d'ambiant ici, la musique de Muta peut aussi être tendue, car l'attention que chacun porte à chacun se fait ressentir, et cette attention est fiévreuse, les réponses se font dans l'urgence et la tension régnante est bien perceptible. 


C'est peut-être dans le timbre que se joue l'apaisement. Malgré la diversité des instruments (vents, cordes, percussions, électronique), il y a une symbiose qui s'opère dans le son lui-même; les sources acoustiques, électroniques et électriques ne se distinguent pas vraiment, au contraire elles fusent . Chacun vient avec sa personnalité, ses techniques, son matériel et ses limites; mais le trio se retrouve submergé ou noyé par la texture sonore, et ce phénomène se fait avec magie, on a l'impression qu'il est indépendant de leur volonté, de leur talent. Chaque bruit, chaque note acquiert une force magique qui paraît transcender les musiciens eux-mêmes, comme lors d'une cérémonie chamanique. Bricolage, une réussite aux frontières du mysticisme, une aventure sonore et spirituelle qui engage l'auditeur dans une perception du monde ultra-sensible et attentive.

Puttin' On The Ritz - White Light / White Heat


PUTTIN' ON THE RITZ - White Light/White Heat (Hot Cup Records, 2010)

BJ Rubin: voix
Kevin Shea: batterie
Moppa Elliott: contrebasse
Jon Irabagon: saxophone
Sam Kulik: trombone
Nate Wooley: trompette
Matt Mottel: claviers (Sister Ray)

01-White Light / White Heat
02-The Gift
03-Lady Godiva's Operation
04-Here She Comes Now
05-I Heard Her Call My Name
06-Sister Ray

1968, le Velvet Underground, mené par Lou Reed, enregistre une des perles de l'histoire du rock: White Light / White Heat. 42 ans plus tard, l'album n'a pas pris une ride et est toujours adulé par un cercle de plus en plus ouvert. A New-York, le duo Puttin' on the Ritz, initialement composé de BJ Rubin et Kevin Shea, enregistre un deuxième album chez Hot Cup, qui reprend morceau par morceau l'album légendaire du Velvet.

Pour cette entreprise, le duo est nettement enrichi par des musiciens new-yorkais déjà présents sur les productions Hot Cup: Elliott et Irabagon de Mostly Other People Do The Killing (comme Kevin Shea), l'excellent trompettiste Nate Wooley (qui a récemment enregistré deux très bons duos avec Joe Morris et Paul Lytton), ainsi que le tromboniste Sam Kulik et le claviériste Matt Mottel (Talibam!). Dans cette interprétation, une mention spéciale revient MJ Rubin qui est totalement imprégné et submergé de Lou Reed, sa voix rend à merveille les accents parfois lancinants, parfois éructants, mais toujours très émotifs de Lou Reed. Vous l'avez remarqué, l'instrumentation n'a bien sûr plus rien à voir, mais on peut retrouver quelque chose de la texture sonore originale dans les riffs de basse évidemment (aussi joués par le trombone), mais il y a également quelque chose du violon de John Cale dans le son gras et rauque de Wooley, comme il y a quelque chose de l'hystérie de Lou Reed dans les cris d'Irabagon.

Cependant, à partir d'une instrumentation hétéroclite (claviers, guitares, violon, batterie), le Velvet avait su trouver une texture et une couleur homogènes et massives, qui reflétait bien une certaine aspiration à la vie communautaire. Au contraire, PotR, comme dans les autres projets de Moppa Elliott, tend vers une autonomie des voix et vers une liberté assez individualiste parfois exagérée, notamment dans les improvisations de groupe. Ce qui donnait une force et une énergie extraordinaires à MOPDTK, retire ici un des principaux atouts du White Light / White Heat (de Velvet Underground): l'autonomie des voix, en plus de la destructuration et de la complexification des rythmiques, enlève les aspects obsessionnels, lancinants et communautaires de l'original (ce qui est tout particulièrement flagrant sur Sister Ray - le plus grand morceau de l'histoire du rock!)

Il n'en reste pas moins que PotR a su trouver une voie différente mais tout aussi énergique, qui a en plus le mérite d'allier une grande d'interprétation à une liberté de ton sans compromis: un cocktail explosif et savant de riffs des 60's, de phrasés proches du groove au saxo, proche de l'avant-garde à la trompette, et proche de la schizophrénie à la batterie, un assemblage qui détonne mais ne paraît jamais surréaliste ou incongru. Un hommage sincère, touchant, énergique et créatif, qui sait allier la musique actuelle à des réminiscences de multiples passés.

LVSXY (Clayton Thomas & Clare Cooper) - Live at Altes Finanzamt



LVSXY - Live at Altes Finanzamt 17/12/2010 (Audition Records, 2011)


Clayton Thomas: contrebasse & percussions
Clare Cooper: guzheng & percussions

Il y a environ un an, le netlabel Audition Records est né de Audiotalaia, afin de mieux se concentrer sur la musique improvisée, la noise et la musique expérimentale. Entre Barcelone et Berlin, ils ont déjà enregistrés Clayton Thomas, Clare Cooper, Tom Chant, Wade Matthews, ainsi qu'une compilation de promotion du label turque d'Umut Çağlar: re:konstruKt. Une de leur dernière production est l'enregsitrement live d'un duo acoustique absolument fantastique: LVSXY.

Au programme de ce concert enregistré en décembre 2010 à Berlin (à l'Altes Finanzamt), le duo de deux natifs australiens résidants maintenant à Berlin. Clayton Thomas (The Ames Room, The Splinter Orchestra) à la contrebasse et aux percussions, accompagné de Clare Cooper (The Splinter Orchestra, Hammeriver) au guzheng et également aux percussions. La première pièce se veut tout d'abord très percussive, Cooper frappe, tambourine, tandis que Thomas, grâce à la préparation de sa basse, peut répondre de manière sèche, précise, ronde et en même temps agressive. Le ton est dur, tendu, puis se résout dans des nappes d'harmoniques aériennes qui étaient déjà présentes dans l'introduction. Arrivé à la moitié de cette pièce, tout se mélange, l'aspect percussif de la basse, le timbre bien particulier de la cithare chinoise et les frottements gras et rauques de Thomas. Et la tension baisse encore pour laisser place à un jeu minimaliste, certains diront peut-être même réductionniste (toute contestée que puisse être cette catégorie). Vous l'aurez compris, cet enregistrement est remarquable par son relief et son hétérogénéité, l'auditeur est complètement mené en bateau et ne sait jamais où est-ce qu'il va attérir, car LVSXY ne tombe dans aucun schéma préconçu, le duo n'utilise pas vraiment les codes habituels de la musique improvisée. La seule chose qui semble guider cette musique est la sensibilité: les instruments sont traités avec dévotion, et chaque son est placé pour ce qu'il est - et non pour sa fonction - avec respect. L'exploration des timbres trouve peut-être son aboutissement dans la seconde pièce principalement jouée à l'archet, la force et l'agressivité des frottements finit par faire fusionner les timbres, ou au contraire, c'est la délicatesse du jeu et la présence du silence qui mélange notre esprit, on ne sait plus trop; en tout cas, c'est dans ce contexte éthéré que les percussions, émergeant de manière aussi contrastée, acquièrent une puissance fortement émotive et nous saisissent par les tripes.


En définitive, LVSXY nous offre une musique riche marquée par une grande sensibilité aux timbres. La couleur du son ainsi que la structure des pièces sont vraiment singulières et originales, sans pour autant que la musique soit exempte d'émotions, grâce au surgissement sporadique de quelques rythmes ou à l'émergence d'une forme d'harmonie dans la tension des frottements. 

En téléchargement gratuit sur le site d'Audition Records.

Tomaž Grom & Seijiro Murayama - Nepretrganost


Tomaž Grom & Seijiro Murayama - Nepretrganost (L'innombale & Zavod Sploh, 2010)

Tomaž Grom: double bass
Seijiro Murayama: percussion

01. Ena
02. Dva
03. Tri
04. Štiri
05. Pet

On connaît Murayama pour ses performances solos radicales et parfois proches d'un certain mysticisme théâtral, Zéro Jardins et Petit Label nous en ont déjà offerts deux enregistrements il y a environ un an. Mais n'oublions pas que Murayama a fait ses débuts avec Keiji Haino puis au sein du combo noise-rock Absolut Null Punkt (avec K.K. Null), et que depuis, son jeu en duo n'a fait que s'affiner et se perfectionner, notamment aux côtés de Jean-Luc Guionnet, Eric La Casa et Eric Cordier. Pour Nepretrganost, il s'associe au contrebassiste slovène Grom, fondateur du label Zavod Sploh qui coproduit cet album.

Le duo est certainement une de mes formes préférées en musique improvisée, d'une part parce qu'il demande une certaine virtuosité, mais surtout parce qu'il réclame une écoute particulièrement attentive de son acolyte. Ici, le dialogue ne s'apparente pas à une rhétorique vide, à un jeu de questions/réponses complètement formel. Grom et Murayama dialoguent certes, mais pour former un son unique, sans pour autant que l'un se confonde dans l'autre. En fait, c'est certainement Murayama qui mène les compositions ici, ses fameux frottements de caisse claire sont à l'ordre du jour, et Grom en fait ressortir la profondeur en exploitant l'aspect purement percussif de sa contrebasse; où alors il se confond en harmoniques à l'archet lorsque la cymbale seule est utilisée. Mais rien n'est laissé au hasard, chaque élément apporté par l'un sert à enrichir le jeu de l'autre pour former une ligne musicale qui ne quittera pas le morceau. Puis une autre ligne s'élabore au morceau suivant, et ainsi de suite; le disque est formé d'une succession de cinq idées qui forment chacune un morceau. Toute la force réside dans le fait qu'une seule idée est exploitée, ce qui lui laisse le temps d'être explorée au maximum et d'en faire ressortir toutes les potentialités. Chez Murayama comme chez Grom, les techniques instrumentales de jeu s'apparentent à cette forme de composition/improvisation, chacun développe et actualise toutes les virtualités que contient son instrument, d'où la prédominance des techniques étendues. Mais cette exploration acquiert une autre dimension ici, puisque chacun réagit de manière à toujours approfondir le jeu de l'autre, et vice-versa. Le résultat: un disque extrême qui nous entraîne parfois aux frontières de la musicalité, toujours à celles de la technique instrumentale, mais qui a le mérite d'avoir su créer une homogénéité sonore entre deux instruments qui n'ont rien à voir de par leur timbre, en-dehors de leur utilisation rythmico-fonctionnelle. Une petite note tout de même quant à l'unité de ce disque, si Grom paraît bien timide au départ, je crois quand même qu'il  est certainement celui qui assure l'unité de ces enregistrements en prenant une place de plus en plus prépondérante, l'évolution et l'intensification de son jeu forment une sorte de fil conducteur, il y a une forme de cohérence narrative dans sa progression qui nous permet de finalement trouver une unité dans cette suite d'idées-morceaux qui peuvent paraître décousus ou trop autonomes au premier abord.



Mostly Other People Do The Killing - The Coimbra Concert


MOSTLY OTHER PEOPLE DO THE KILLING - The Coimbra Concert (Clean Feed, 2011)

Jon Irabagon: tenor & alto saxophones
Peter Evans: trumpet
Moppa Elliott: bass
Kevin Shea: drums & electronics

CD1
01. Drainlick
02. Evans City
03. Round Bottom, Square Top
04. Blue Ball
CD2
01. Pen Argyl
02. Burning Well
03. Factoryville
04. St. Mary's Proctor
05. Elliott Mills

Voilà six ans qu'est sorti le premier enregistrement du collectif de Moppa Elliott. HotCup Records en a produit encore trois autres (en 2007, 2008, et 2010). Le dernier en date, Foxy, était certainement le plus abouti, chacun avait trouvé sa propre voix, l'assumait pleinement, et la construisait selon celle de ses compaires. MOPDTK n'est pas un groupe tout ce qu'il y a de plus créatif, mais il se distingue par son énergie, et sur ce dernier live produit par Clean Feed, le collectif post-rock, post-bop, post-punk, post-tout ce que vous voulez, nous livre une performance complètement incandescente. Les genres fusent: groove, funk, bop, rock'n'roll, mais tous se confondent en un son et une énergie.

MOPDTK, c'est quelques citations (Groovin' High, Night in Tunisia,...), des compositions et une usine de deconstructions. Une rythmique s'installe, mais la basse s'écarte très vite, ou le soliste joue complètement à côté, ou c'est la rythmique qui est déjà déconstruite, on ne sait plus qui est dessus, qui est à côté, mais une chose est sure: c'est que ça swingue. Avant même que ne soient textuellement cités les maitres du bop, le phrasé d'Irabagon et même d'Evans (mais dans une moindre mesure), est déjà un hommage à la forme du jazz la plus énergique: le bop (celui de Parker comme de Barkley). Et ce feu intérieur est ce qui unifie les dérives incessantes de chaque musicien, car il y en a toujours un pour partir là où on ne s'y attend pas, pour déconstruire systématiquement la forme/composition initiale. Pas vraiment de changement depuis 6 ans, mais l'énergie du groupe est de plus en plus incandescente, le feu s'alimente, et atteint son apogée dans ce double CD enregistré au Portugal. Car la joie et l'humour sont bien de la partie, et même quelques excursions dans l'expérimentation sans prétentions, ainsi que des compositions efficaces même si on les a déjà entendues,et ce sont tous ces éléments parfois déconstruits dans la confrontation des voix volontairement décalées, parfois unifiés dans un swing irréprochable, qui donnent un charme brulant et hystérique au dernier opus du quartet new-yorkais.

Thomas Ankersmit - Live in Utrecht


THOMAS ANKERSMIT - Live in Utrecht (Ash International, 2010)

Thomas Ankersmit: Serge analogue modular synthesizer, computer, alto saxophone. Pre-recorded saxophone and reel-to-reel parts composed by Valerio Tricoli, with source material by Ankersmit.

01. Live in Utrecht

Je profite de la venue imminente de l'artiste hollandais au festival Cable# (Nantes) pour parler de son dernier disque. Après deux autoproductions maintenant introuvables et un split avec Jim O'Rourke, Ankersmit nous délivre enfin un disque solo. Pour commencer ce live formé d'un seul morceau, il y a une longue et aérienne nappe sonore, d'apparence fixe, elle est tout de même mouvementée comme une note pourrait l'être par un vibrato. Mais Ankersmit a l'esprit dialectique, et la confrontation des contraires ne se fait pas attendre. Très vite, des signaux dignes d'un John Wiese en version minimaliste et éthérée s'ajoutent, s'opposent, et interfèrent avec notre nappe sonore initiale. Ses mêmes signaux en viennent à se transformer eux-mêmes en une nappe toujours mouvementée de l'intérieure par un balancement/vibrato obsessionnel. 

Description très succincte et très partielle de ce qui peut se passer durant ce live. Ce à quoi je voulais en arriver, c'est surtout à cet aspect dialectique de la musique d'Ankersmit. Très noise, dissonante et saturée, elle n'en est pas violente pour autant, il y a toujours quelque chose qui vient adoucir et équilibrée le moindre élément agressif. Très minimale et abstraite, cette musique n'en est pas pour autant insensible ni exempte d'émotions, et une forme harmonique de beauté intervient régulièrement au milieu des interférences sinusoïdales et des imperfections sonores saturée. L'utilisation de l'électronique est également contrebalancée par le synthé analogique et le saxophone, ce qui permet d'échapper à l'aspect parfois trop abstrait de l'improvisation électroacoustique. Toutes les frontières se brouillent et se confondent dans cet enregistrement entre architecture sonore, improvisation électroacoustique et musique concrète, l'équilibre est parfait, l'émotion immense, notamment grâce à la structure organique et dialectique de cette composition instannée.  

J'espère que d'autres documents viendront compléter la mince discographie d'Ankersmit, d'autant plus que sa musique, dans la mesure où la spontanéité n'est pas le principe de composition, se prête particulièrement bien à l'écoute privée. En attendant, je ne peux que vous conseiller de gouter cette interpénétration géniale des modes de jeux et d'écritures qui abolissent les conventions musicales pour mieux dévoiler de nouveaux horizons.

Thomas Ankersmit - Untitled


THOMAS ANKERSMIT - Untitled (Self-released, 2003)

Thomas Ankersmit: electronics
Kevin Drumm: electronics

Ankersmit est un jeune hollandais qui commence à se faire pas mal connaître grâce à quelques collaborations avec Kevin Drumm, Tony Conrad ou encore Borbetomagus. Très peu d'enregistrements mais beaucoup de performances live que ce soit dans des salles de concerts ou des milieux artistiques.
Saxophoniste à l'origine, Ankersmit n'utilise ici que des enregistrements purement électroniques et analogiques - apparemment en compagnie de Kevin Drumm (Terrory Band, MIMEO) sur la première piste. L'ambiance est plutôt minimale, les morceaux sont composés de longues nappes sonores qui se frottent les unes aux autres et nous plongent alors dans un univers tendu qui ne se révèlera jamais vraiment apaisant. Les nappes suivent un fil et ne le quittent pas, mais une infinité de variations minimales ont lieu à l'intérieur de ces couches tendues qui ne veulent pas se résoudre. L'écoute demande donc une disponibilité et une attention maximale, mais une fois qu'on est dans de bonnes dispositions, on peut se laisser entraîner dans un univers poétique, atypique et futuriste mais pas malsain ou violent comme de trop nombreuses productions noise.
Un artiste à suivre.

Weasel Walter / Mary Halvorson / Peter Evans - Electric Fruit


WEASEL WALTER / MARY HALVORSON / PETER EVANS - Electric Fruit (Thirsty Ear, 2011)

Peter Evans: trumpet

1. Mangosteen 3000 A.D.
2. The Stench of Cyber-Durian
3. The Pseudocarp Walks Among Us
4. Scuppernong Malfunction
5. Yantok Salak Kapok
6. Metallic Dragon Fruit

Depuis une trentaine d'années, Weasel Walter cumule des projets qui n'atteignent jamais le public souhaité, soit trop punk, soit free, on peut dire qu'il est plutôt peu reconnu par rapport à la quantité impressionante d'enregistrements qu'il a pu faire avec des musiciens pourtant plus renommés les uns que les autres (Anthony Braxton, Evan Parker, Nate Wooley, Paul Flaherty, Ken Vandermark, et j'en passe...). Mary Halvorson, je ne l'ai entendu que dans le superbe Quintet (London) 2004 d'Anthony Braxton toujours (aux côtés de Taylor Ho Bynum, Chris Dahlgren et Satoshi Takeishi), mais sa performance était déjà une des plus remarquables dans cet album; apparemment elle joue également régulièrement avec Jon Irabagon, Tim Berne, Tom Rainey ou Tomas Fujiwara. Peter Evans lui est un habitué de Jon Irabagon, ils jouent ensemble au sein de l'énergique Mostly Other People Do The Killing (MOPDTK), on l'a également entendu l'année dernière avec le trio Parker/Guy/Lytton dans un des meilleurs enregistrements de 2010 (chez Clean Feed), il a également sorti sur Psi un double album solo absolument incroyable où le phrasé bop se mêle aux techniques étendues les plus vertigineuses; et à côté de ça, il continue de jouer de la trompette piccolo pour des ensembles de musique baroque.

Maintenant, quel est le résultat du premier enregistrement de cette formation (qui a déjà presque 3 ans)? Deux mots: tension et saturation. La guitare d'Halvorson, parfois désaccordée, ou augmentée d'effets, se prête à toutes sortes de jeux, et encore une fois, sa contribution est la plus remarquable des trois car c'est bien la seule à pouvoir véritablement accompagner et dialoguer avec ses deux comparses. Walter d'abord, qui frappe toujours sec et sans parcimonie (l'influence du punk?) est certainement la première cause de cette perpétuelle tension; et Halvorson, par ses saccades et sa fantaisie, est d'un secours et d'une aide fondamentale pour les sautes d'humeurs de Walter et son jeu fait de silences et de furies inattendus. Evans, comme Halvorson, peut prendre toute sorte de forme, sa virtuosité se prête aussi bien à de belles nappes sonores qui accompagnent harmoniquement le duo déglingué Walter/Havorson, comme à des résurgences swing ou à de pures abstractions sonores axées uniquement sur le timbre de la trompette. Il ressort de tout ça une tension hallucinante, fatiguante même, car perpétuelle. Ce n'est pas qu'ils jouent constamment tous fort et vite comme danss la tradition free-rock, il y a bien des séquences calmes, mais celles-ci ne sont pas là pour créer de la profondeur ou du relief, elles sont là pour préparer l'explosion. C'est Bagdad en musique, ce disque, ça peut péter à tout moment, et c'est ce qui arrive, d'où la saturation. C'est une véritable saturation d'énergie due à de trop nombreuses informations (il n'y a pas vraiment de son de groupe, seulement des voix individualisées qui se répondent en contrepoint), à de trop nombreuses explosions, et à une tension jamais résolue.

Amateurs de sensations extrêmes et habitués à l'énergie propre aux musiques électrifiées (notamment punk et grind), vous trouverez votre compte de cette talentueuse, inépuisable et originale source de violence placée sous le signe de la virtuosité et de l'improbable. Pour les autres, beaucoup se fatigueront certainement de cet espèce de collage kaléïdoscopique et brutal. En tout cas: sensations fortes assurées - à écouter.

Eric Cordier & Seijiro Murayama - Nuit


ERIC CORDIER & SEIJIRO MURAYAMA - Nuit (HerbalInternational, 2010)

Seijiro Murayama: percussion, voice, etc.
Eric Cordier: field recordings, various actions

En principe, je n'ai rien contre l'électronique, sauf les field recordings... L'aspect figuratif des enregistrements concrets enlève beaucoup de l'impact et du potentiel propre à chaque son, à mon sens, ça en dit trop sur la musique et ça entrave le travail le l'auditeur en quelque sorte, puisque le potentiel absent de ces textures sonores, c'est la possibilité d'association d'idées et d'affects remplacés par un référent déjà donné qui nous empêche de donner du sens à ce que l'on écoute.
Abstraction faite de ce ressentiment envers la musique concrète (ou les fields recordings comme on dit maintenant mais je vois pas la différence), il n'en reste pas moins que ce disque a quelque chose (mais peut-être que je ressens ça seulement à cause de mon admiration pour ce spécialiste de la caissse claire et ce virtuose de la vielle à roue...). Bon déjà, j'imagine que le but était de retranscrire musicalement la nuit, et en l'occurence, on peut dire que ce but est atteint. Tout y passe: l'ambiance nocturne naturelle à travers des crissements et des insectes, aussi bien que la nuit urbaine à travers cette ambiance sombre, lente et tendue rendue par le frottement de divers objets et percussions ainsi que des enregistrements d'annonces ferroviaires ou publicitaires.
Mais le meilleur ne réside pas ici je trouve, ce qu'il y a de surprenant dans ce disque est l'agencement des différentes strates sonores qui s'opposent ou s'interpénètrent selon les moments. Chaque son est traité comme un objet avec ses singularités, puis il est manipulé et associé à un autre objet sonore pour enfin créer une texture: et c'est bien l'agencement de ces différentes textures en strates (ce qu'on compare habituellement à l'architecture) qui fait la force et l'attrait de ce disque. Car, abstraction faite de leurs référents, ces nappes sonores, de par leur timbre, ne ressemble à rien de connu (musicalement); et c'est alors que, de ce magma sonore, peut émerger le génie de Cordier (Enkidu, Suture, Pheremone) et Murayama (K.K. Null, Suture, Lo). Tous les deux résident en France, et ils ont plusieurs fois collaboré ensemble (notamment sur le magnifique Suture), mais on ne peut pas dire qu'ils sont des stars ici: et pour cause, tous deux sont ancrés dans une culture expérimentale radicale et extrême (cf. les deux solos de Murayama pour caisse claire et cymbale, un seul paramètre: le timbre). Mais ils ont beau être radicaux et extrêmes, je ne dirais pas non plus qu'ils tombent dans le formalisme ou l'autosuffisance, quand ils enregistrent, c'est pour communiquer quelque chose, et ça s'adresse à des gens, ils ne font pas exprès d'être incompris pour se lamenter d'être incompris. La musique de Cordier et Murayama, qu'elle soit électronique ou acoustique, est bien une part d'eux-mêmes qu'ils souhaitent partager à un maximum de gens mais sans faire de compromis.
La démarche est radicale, l'écoute est dure et demande beaucoup d'attention, mais le jeu en vaut la chandelle. Il y a plein de trucs à ressentir et à penser à travers cette écoute, le son du duo est vraiment remarquable par sa singularité et son "authenticité", et l'agencement organique des strates sonores est digne d'un Berio, d'un Ligeti ou d'un Penderecki (même si ça n'a rien à voir...).
Recommandé!

Anthony Braxton & Chris Dahlgren - ABCD


ANTHONY BRAXTON & CHRIS DAHLGREN - ABCD (NotTwo, 2006)

Anthony Braxton: sopranino, soprano, melodic, alto, baritone & bass saxophones, Bb clarinet
Chris Dahlgren: double bass, preparations, electronics

1. No.316 - Version A (With Falling River Musics)
2. Penumbra For Woodwind(s) & Bass(es) 4+2
3. No.316 - Version B (With Falling River Musics)
4. Penumbra For Woodwind(s) & Bass(es) 3+3
5. No.316 - Version C (With Falling River Musics)
6. Penumbra For Woodwind(s) & Bass(es) 1+1
7. No.316 - Version D (With Falling River Musics)
8. Penumbra For Woodwind(s) & Bass(es) 4+1

Pas besoin de présenter Braxton aux utilisateurs de ce site. Et ici, rien de bien nouveau - si ce n'est l'utilisation d'un saxophone en ut. Braxton, comme d'habitude, assure la transition (avec quelques années de retard...) entre Webern et le Bird. Et son triomphe est d'arriver à donner une émotion sans pareille à un matériau complètement abstrait. Mais pour cet enregistrement, il faut sans aucun doute remercier Dahlgren d'avoir contribuer à donner une vie sensible à cette matière issue du cerveau de Braxton. Car la préparation de la contrebasse comme l'introduction de pédales d'effets ainsi que l'utilisation de l'électronique enrichissent considérablement le vocabulaire des enregistrements de Braxton, l'ambiance peut alors passer de l'improvisation libre abstraite ou énergique à la (harsh) noise telle qu'on la connaissait par le duo avec Wolf Eyes. La richesse du jeu de ce merveilleux contrebassiste (du douceureux pizz à la violence de certains phrasés à l'archet), tout comme le duo avec Joe Morris, permet de redécouvrir sous un autre angle le talent de Braxton et de lui redonner une certaine forme de jeunesse, en offrant à ce dernier une nouvelle palette sur laquelle se déployer, un nouvel interlocuteur qui change le discours (si la musique est un langage...).
Dernière remarque: la moitié du disque est composé de superposition de plusieurs enregistrements, comme pouvaient le faire John Butcher ou Evan Parker dans certains de leurs albums solos. Cette technique nous offre la chance d'entendre de multiples voix qui n'en sont qu'une seule, ainsi, alors qu'apparemment la structure des morceaux est hiérarchisée et verticale, nous n'avons en réalité affaire qu'à une personne qui s'offre à nous sous de multiples couleurs tout en restant une unité identifiable. En fait, l'écclectisme apparent comme l'hétérogénéité (de timbre notamment) de ce dialogue ne sont rien d'autres que les multiples ramifications (baroques?) des deux consciences à l'origine de cette oeuvre.

Anthony Braxton & Joe Morris - Four Improvisations (Duo) 2007


ANTHONY BRAXTON & JOE MORRIS - Four Improvisations (Duo) 2007 (Clean Feed, 2008)

Anthony Braxton: reeds
Joe Morris: guitars

1. Improvisation 1
2. Improvisation 2
3. Improvisation 3
4. Improvisation 4

Oui c'est long 4 heures, surtout quand ce n'est divisé qu'en 4 parties, mais là ça en vaut vraiment le coup. Finies les structures abstraites propres à Braxton, et toutes ses compositions pseudo ontophénoménologiques ou je sais pas quoi. Ici, comme dans les années 70, ça vient des tripes et c'est tout, l'espace éthéré des compositions est resseré dans une voix purement corporelle et sensitive.
Et Joe Morris dans tout ça, c'est le contrepoids idéal au phrasé free jazz post-bop avec ses rythmiques parfois entêtantes (Impro IV notamment) et quelques techniques étendues sur guitare acoustique. On l'avait déjà entendu avec Nate Wooley, Morris est le collègue parfait pour les duos, son timbre fait surgir une texture homogène quoique qu'il se passe durant les improvisations. On reconnaît Braxton entre 1000 saxophonistes, tout comme Evan Parker, mais la préssence de Morris approfondit nettement le discours dont Braxton ne s'éloigne pas depuis 40 ans maintenant. Il en ressort une jeunesse, une fraicheur et une vitalité qui tendait à disparaître des enregistrements récents du chicagoan.

Hamiet Bluiett, Marcello Melis, Don Moye - Bars


HAMIET BLUIETT, MARCELLO MELIS, DON MOYE - Bars (Musica Records, 1977)

Hamiet Bluiett: baritone saxophone
Marcello Melis: bass
Don Moye: drums

Trois musiciens, mais une seule voix. Les trois individualités se distinguent clairement autant qu'elles se confondent en UNE seule et unique voix. Les genres se succèdent pour qu'un axe commun à tous les titres apparaisse au fur et à mesure. Les genres et les personnes, ce sont le swing post-bop de Bluiett, les appels à l'insurrection pizzicato et l'archet aux accents parfois furieux de Melis, et enfin la fluctuation de Famoudou: du jazz au rythmes bantous, from ancient to future. 1977: la période bop est définitivement close mais Bluiett ne veut pas réellement en sortir, l'improvisation collective héritée d'Ornette sert alors d'exutoire comme la Great Black Music chère aux membres de l'AACM, le phrasé bop se transforme petit à petit pour finir en cri, le CRI cher aux coltraniens. Mais ce qui permet à Bluiett de se surpasser ici, c'est certainement cette rythmique de taré, ce duo du méconnu Melis avec le fameux batteur de l'AEOC: Don Moye. Le baryton se retrouve en paysage parfois inexploré: la scène européenne surgit avec Melis mais se retrouve écrasée par le continent africain suggéré et invoqué par Famoudou. Et nous, qu'est-ce qu'on a dans l'oreille? des marches insurrectionnelles, des invocations d'esprits, une énergie typique du bop qui n'exprime rien d'autre qu'une puissance vitale prête à exploser (l'explosion sera le free). Mais l'explosion est maîtrisé, ce n'est pas le foutoir comme dans certains AEOC ou dans les premiers enregistrements européens, Bars, c'est le condensé de 15 ans de pratique d'improvisation, l'histoire de l'improvisation entre 65 et 75: un équilibre magnifique qui longe le fil du bop à l'improvisation libre nourrie de la musique noire. C'est cet équilibre qui alimente alors un dialogue magnifique entre nos trois maîtres, dialogue qui n'est pas polyphonique mais laisse quand même une grande place à l'expression de la singularité de chacun, même si ces singularités se fondent finalement en une seule voix, en un seul cri.