Taku Unami / Devin DiSanto

Depuis le début des années 2000, Taku Unami n'a pas cessé de surprendre et de multiplier les collaborations. Il a commencé comme improvisateur, avec de nombreuses autres figures de l'improvisation libre et de la scène onkyo (Taku Sugimoto, Otomo Yoshihide, Ferran Fages). Il s'est tout de même très vite démarqué par une approche parfois plus conceptuelle, en tout cas plus réfléchie et originale, notamment dans ses enregistrements avec Mattin, Jean-Luc Guionnet, Radu Malfatti ou Keith Rowe, en proposant une musique de plus en plus unique, personnelle et défiante, en compagnie d'Annette Krebs, Takahiro Kawaguchi ou Eric La Casa.

Sa dernière collaboration en date, publiée à la fin de l'annnée dernière sur erstwhile, et malheureusement un peu cachée par la sortie de The Room Extended, est certainement la plus troublante et sauvage qu'il ait jamais produite. Il s'agit cette fois d'un duo avec le jeune musicien américain Devin DiSanto, enregistré en live lors du festival Amplify en 2015, dans une petite galerie new-yorkaise. Cette collaboration sans titre résiste certainement à toute tentative de description et défie toute attente que n'importe quel auditeur, même le plus averti, pourrait avoir.


Durant ce concert, qui dura à peine trente minutes, Taku Unami et Devin DiSanto explorent des territoires complètement inédits. Ils explorent une musique qui remet en question la place de l'artiste et du musicien, du public et de l'écoute, de la création et des habitudes musicales. Le concert proposé est un vrai défi proposé au public, pas le genre de défi chiant qui joue sur la radicalité ou l'extremisme propres au silence ou au bruit, aux très longues durées ou au minimalisme, mais le genre de défi qui va au-delà de toutes nos attentes, de toutes nos habitudes : un défi à l'imagination et à la création.

Sur la base de programmes aléatoires définissant le déroulé du concert, Devin DiSanto et Taku Unami jouent les plans d'une machine interrogative et enchainent et superposent tout ce qui est possible : extraits pop, chants discrets, objets lancés, bruits blanc et électronique, questions-réponses avec un voix informatisée établissant une sorte de diagnostic, nappes synthétiques, micro-contacts. La musique s'enchaine comme ces suites d'averbes ou de nombres récités par DiSanto : de manière machinale, froide, constante, et aléatoire. Tout peut arriver, à n'importe quel moment, et rien ne le laisse présager. Taku Unami et Devin DiSanto se jouent de nos attentes et de nos habitudes : ils utilisent des matériaux connus, mais structurés de manière sauvage et inattendue, de manière aléatoire et surréaliste.

Loin de l'improvisation ou de la musique électroacoustique, ce duo propose une nouvelle forme proche du surréalisme et de l'écriture automatique : une forme innovante, créative, défiante et fraîche. Il propose une musique inattendue et nihiliste qui n'hésite pas à se jouer du public comme de toutes formes musicales, qui joue avec les codes musicaux aussi bien qu'avec les codes sociaux.


TAKU UNAMI / DEVIN DISANTO (CD, erstwhile, 2016)



Keith Rowe - The Room Extended

Voilà plusieurs années maintenant que Keith Rowe n'avait pas publié un solo enregistré en "studio", depuis 2007 avec The Room  en fait. Entre temps on a pu entendre de nombreuses collaborations (avec Radu Malfatti, Taku Unami, Graham Lambkin, Christian Wolff et John Tilbury pour ne citer que les plus marquantes) et quelques enregistrements live, mais jamais d'enregistrements "studio". J'utilise les guillemets car The Room, tout comme The Room Extended, sont des disques qui n'ont pas été réellement conçus en studio au sens propre du terme, mais au calme, dans la maison de Keith Rowe. Et ce dernier, un coffret de quatre CD qui réunit plus de 240 minutes d'enregistrements, a été préparé et enregistré sur une période de trois années. Autant dire que j'attendais cette sortie monumentale avec impatience, et s'il y avait un disque de 2016 que je conseillerais, aux admirateurs de KR aussi bien qu'à ceux qui voudraient découvrir son travail, ce serait celui-ci.
Le lieu de création, la durée des disques, comme la photo d'un scanner personnel qui illustre le coffret donnent le ton : The Room Extended est une œuvre grave, immersive, épique et intime. Comme je le dis souvent, KR fait toujours la même chose, mais ce n'est jamais pareil, il évolue constamment vers de nouveaux horizons. On retrouve la guitare préparée sur table, presque seule sur le premier disque, une guitare de plus en plus abstraite et réduite, de plus en plus silencieuse et discrète, mais qui explose toujours au moment le moins attendu. On retrouve aussi la radio bien sûr, ces radios qui sont un peu la marque de fabrique de KR, et qui intègrent le monde extérieur dans l'expérience très personnelle de l'écoute, ainsi que de nombreux disques de classiques (extraits d'opéras, de quatuor à cordes ou de sonates pour piano, de symphonies romantiques et de concerto classiques qui sont la base des écoutes de KR).

Ces extraits se glissent doucement dans des préparations abrasives et rudes, elles se font discrètes puis de plus en plus présentes, se superposent parfois sans problème, et ne s'opposent jamais à la musique de KR. Elles nous plongent en fait plus profondément dans son intimité, dans ce qui le berce et l'émeut. Car la musique de KR, si elle est semble toujours la même sans être jamais identique, c'est parce qu'elle est le reflet exact de ce qu'est KR à l'heure où il joue. Ici, nous avons le reflet de sa personnalité, à domicile, durant trois années. Trois années où il a exploré ses outils de manière toujours innovante, où il a cherché à construire une musique nouvelle, avec des structures dessinées, ou peintes.

De plus en plus clairement, sa musique se démarque aussi bien de l'improvisation que de la composition. Elle atteint un niveau toujours plus tangible de forme, de plasticité, de couleur. Keith Rowe ne compose pas à proprement parler, il n'improvise pas non plus, il fait de la musique comme un peintre (une activité qu'il a pu exercer parallèlement) : sa musique se construit selon des formules précises où il s'agit d'équilibrer les plans, les tons, les couleurs, de construire du mouvement à partir de formes fixes, de développer des structures narratives grâce à des procédés plastiques ou sonores et abstraits, etc.

Chaque disque représente l'évolution de lignes, de courbes et de formes géométriques à travers des couleurs personnelles faites de grésillements, de crépitements, d'explosions retenues, de souffles, de tremblements, d'interruptions médiatiques et musicales, de passions et d'émotions. Chaque disque représente l'évolution et le travail de Keith Rowe durant trois années. Un travail passionné, intense, nouveau, profond, et très personnel. Un travail touchant et émouvant qui dépeint quelque chose de sombre mais qui donne de l'espoir et laisse rêveur en fondant de nouvelles bases musicales, en fondant une nouvelle manière de composer : une manière qui allie merveilleusement l'abstraction, la plasticité, la passion et le sonore.


KEITH ROWE - The Room Extended (4CD, erstwhile, 2016)

 

Dave Phillips - South Africa Recordings

Autoproduit par Dave Phillips, South Africa Recordings regroupe 36 pièces brutes enregistrées entre novembre 2015 et février 2016 dans plusieurs réserves naturelles sud-africaines, présentées sur deux CD. Les animaux et la nature sont souvent très présents dans les enregistrements de DP, on est bien d'accord. Mais ici, leur univers est laissé intact, il ne s'agit pas de composer une fresque psychoacoustique cauchemardesque et angoissante, il s'agit seulement de capter les différents univers sonores composés par la nature, trouver le point de vue idéal et sélectionner l'enregistrement parfait. Pour autant, DP ne verse pas dans l'éthnomusicographie, ni dans l'exotisme, et encore moins dans le documentaire.

C'est brut et réaliste oui, DP enregistre et ne modifie pas ses matériaux, il n'ajoute rien, ne retire rien, au pire il superpose quelques enregistrements parfois, ou les égalisent. De plus, tous les enregistrements (aux durées très variables : de quelques secondes à plus de vingt minutes) se succèdent sans grand souci de cohérence ou de composition, une écoute aléatoire est même "suggérée". Et pourtant, on est loin d'une recension naturaliste, très loin. Sur ces disques, les enregistrements présentés n'ont pas été réalisé dans un but documentaire. Il ne s'agit pas de capturer le cri typique de telle ou telle espèce, de rendre compte méthodiquement de tel ou tel habitat. Pour DP, l'important semble être de capturer des univers sonores uniques, souvent proches de l'abstraction, parfois même de la musique électronique.

Voici de purs "enregistrements de terrain", mais qui n'y ressemblent pas vraiment, et c'est ce qui fait leur intérêt. Les captations sonores de DP sont loin des clichés naturalistes ou exotiques, elles nous entraînent dans des paysages sonores intrigants et hors normes, mais qui ne cherchent pas à documenter un "terrain" spécifique (tout en le faisant malgré eux). Ces South Africa recordings ne documentent pas l'univers sonore des réserves sud-africaines, mais la manière dont DP a perçu cet environnement spécifique, elle documente la sensibilité de DP aux sons rudes et nasillards, aux univers abstraits et forts, mais aussi à la beauté sonore que la nature et les animaux ont à offrir. Un disque étonnant et déroutant, beau et immersif toujours, qui change des précédents disques de DP, mais aussi des field recordings habituels.


DAVE PHILLIPS - South Africa Recordings (2CD, autoproduction, 2016)


Graham Lambkin - Community

Un livret plein de collages avec les textes utilisés durant le disque, des formats courts sur le premier disque, de nombreux invités qui jouent divers instruments (saxophone, violon, violoncelle) ou parlent : il y a quelque chose de très pop dans ce nouveau solo de Graham Lambkin. L'utilisation fréquente d'enregistrements trouvés ainsi que l'omniprésence de la voix pourraient d'une certaine manière faire penser à un mixte entre Alessandro Bosetti et Marc Baron, mais Community semble se situer encore ailleurs : dans un paysage électroacoustique décalé et unique.

Graham Lambkin ne joue pas sur la musicalité de la voix ou la mélodie propre aux phrases, ni sur l'historicité et la distance des enregistrements. Il utilise des fragments de texte, des vieilles bandes musicales, des enregistrements très courts et quelques manipulations électroniques qu'il superpose les uns sur les autres pour former des collages à l'image de la pochette. Des collages qui utilisent des matières premières très concrètes, très réalistes, mais qui finissent complètement découpés, disloqués, superposés et décalés pour former  des constructions bizarres et sauvages, rudes et extrêmes, malgré la simplicité et la douceur des éléments juxtaposés.

Ceci-dit, quand je parle de collages, il ne faut pas non plus s'imaginer les découpages speed et abrupts de Sec_ ou eRikm, ni les assemblages psychoacoustiques de Dave Phillips, les montages de Graham Lambkin se font de manière beaucoup plus délicate et souple. Il ne s'agit pas de puissance, de rapidité ni même de puissance ou d'intensité. Il s'agit surtout de créer des univers loufoques, de créer des mondes décalés où des éléments qui n'ont rien à faire ensemble se cotoient en toute simplicité. La confrontation de mondes mélodiques et instrumentaux avec des récitations monotones de textes/poèmes, ou avec des enregistrements très concrets de cloches, d'enfants, aussi bien qu'avec des manipulations électroniques abstraites et austères, construit des univers franchement décalés et incongrus. Tout se fait en douceur, calmement, sans verser dans le minimalisme non plus, mais le résultat est détonnant.

Le résultat de tout ça, c'est un des meilleurs disques de musique électroacoustique que j'ai pu entendre ces dernières années. Une musique aussi personnelle et unique que peut l'être celle de Dave Phillips ou celle de Marc Baron, aussi étonnante et fraiche que Songs about nothing de Jason Lescalleet. Graham Lambkin a su construire sur ces deux disques (ou un selon l'édition) une musique électroacoustique décalée qui a quelque chose de la SF kitsch et expérimentale, de la pop ou de la musique concrète déconstruite. Tout est découpé comme un vulgaire journal pour fabriquer une suite de scènes franchement étranges et intrigantes, des scènes qui éveillent et surprennent, des scènes musicales personnelles et hallucinées, des trips électroacoustiques déroutants et frais.

(Concernant l'édition, Community est la première collaboration entre erstwhile et un autre label. Si erstwhile ne publie que des CD, Graham Lambkin ne publie que des LP sur son label Kye, et Community a donc été publié par chaque label soit en vinyle, soit en CD. A noter cependant que l'édition erstwhile propose un disque "bonus" avec une longue pièce de 40 minutes supplémentaire.)


GRAHAM LAMBKIN - Community (2CD/LP, erstwhile/Kye, 2016)

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