Michael Pisaro / Greg Stuart - ricefall (2)

PISARO/STUART - ricefall (2) (Gravity Wave, 2010)
Pour inaugurer son propre label en 2010, Michael Pisaro avait choisi une collaboration avec le plus intéressant de ses interprètes : Greg Stuart. De nombreuses collaborations entre le compositeur californien et le percussionniste ont depuis été publiés, toutes plus belles et plus intéressantes les unes que les autres. Mais restons pour l'instant sur ricefall (2), une suite augmentée de ricefall composée à la demande de Stuart.

La forme et le contenu de cette pièce sont plutôt simples : il s'agit de plusieurs blocs de temps durant lesquels Greg Stuart fait tomber du riz sur différents matériaux. Une charte de temps et d'action sous forme d'une grille proche d'une peinture d'Agnès Martin indique les matériaux sur lesquels doit tomber le riz, l'intensité de leur chute, la durée de l'évènement, etc. Tout y est, on est maintenant averti, rien d'autres que des chutes de riz durant 72 minutes. C'est assez exigeant, c'est long, mais beaucoup moins minimal qu'il n'y paraît.

La pièce est composée de quatre parties de 17 minutes séparées par un silence d'environ une minute à chaque fois. Ce silence peut paraître anecdotique, mais il a toute son importance. A chaque coupure, c'est une prise de consience de ce qui vient de se passer. On se rend alors compte de la richesse de ce qui vient d'arriver, de la précision et du talent de Stuart, de la régularité mécanique des flux et des sortes de notes fantômes plus ou moins accidentelles qui parcouraient chaque partie. Selon Pisaro, la réalisation de Stuart est lumineuse, et ces silences sont autant de miroirs qui reflètent à chaque fois la lumière des évènements.

Pour en revenir à Greg Stuart et à sa réalisation, il faut encore dire à quel point c'est impressionnant de régularité, de précision, de concentration, de réflexion, de justesse, et d'oubli de soi. On a du mal à croire que ce ricefall (2) est réalisé par un musicien, il semblerait plutôt que ce soit par une machine à premier abord. Car il y a une régularité dans le flux qui sidère, comme une pluie incessante, comme un bruit blanc numérique. Et pourtant, à y écouter de plus près, l'intensité varie constamment, elle s'amenuise, s'enrichit, avec une douceur proche de l'imperceptible. Et c'est là aussi tout le talent de Stuart, de parvenir à modifier les flux sans que l'on entende précisément sa présence, en s'effaçant derrière la musique et sa lumière.

ricefall (2) est certainement exigeant, il mérite une attention longue et vraiment concentrée. Et pourtant, voici encore un disque qui illustre bien comment une musique expérimentale et minimaliste peut ne pas plonger l'auditeur dans un ennui dur à vivre. L'expérience d'écoute de ricefall (2), comme de toutes les pièces de Pisaro, est beaucoup plus facile qu'il n'y paraît, car elle se révèle toujours chaude, lumineuse, concrète et très vivante. Elle ne se contente pas de modifier les états de conscience et de perception, elle les fait vivre.

Jérôme Noetinger & SEC_ - Testacoda [LP]

JEROME NOETINGER & SEC_ - Testacoda (Bocian, 2012)
Bon là attention, c'est du lourd. Deux excellents manipulateurs du Revox en duo pour deux faces enregistrées à Grenoble et à Naples, villes d'origines des deux musiciens. Testacoda est un album d'improvisation électroacoustique par Jérôme Noetinger (Revox, micros, radio) et SEC_ (Revox, table de mixage bouclée, ordinateur). Chacun de ces musiciens est largement reconnu pour sa maîtrise du Revox et sa créativité, chacun est souvent qualifié d'artiste de la nouvelle musique concrète, d'une musique électroacoustique influencée par la noise et les musiques électroniques autant que par l'improvisation libre.

Quand deux personnes de cette envergure se rencontrent on en attend beaucoup, et ça ne marche pas toujours. Mais là, aucune déception, Noetinger & SEC_ proposent une musique comme on peut l'espérer de cette rencontre. Des boucles, des cris, de la radio, du larsen, le tout passé, manipulé et repassé sur bandes de Revox, avec irruptions brusques de bruit blanc, de nappes numériques, etc. Les bandes magnétiques, point de rencontre organique entre les deux musiciens, sont traitées de manière très active, très physique. Toute la puissance de ce disque vient à mon avis du fait que l'on ressent clairement la manière dont ces bandes sont traitées : avec les mains. Noetinger & SEC_ ne prennent pas leur Revox avec des détours, ils le prennent à bras le corps, prennent les bandes à la main, les stoppent, les ralentissent, modifient leur parcours, etc. S'ils devaient s'approcher d'instrumentistes, ce serait des batteurs : un jeu direct, sans détour, brut et primitif. Et c'est cette pratique brute que l'on ressent dans toutes ces textures typiques des bandes magnétiques et de l'analogique, dans ce collage hyperénergique et survolté, dans cette créativité rude et cette énergie violente.

A partir de deux enregistrements de Noetinger et SEC_, l'artiste napolitain a monté deux faces d'une musique puissante, énergique, faite d'hommages à la musique concrète, à l'indus, au gabber même parfois, à la noise aussi et à la musique improvisée. De l'improvisation électroacoustique comme on en redemande : un collage brusque et sans concession de manipulations magnétiques, de larsens et de bruits, un collage dense, éprouvant, violent et intense, avec de nombreuses ruptures et quelques passages pulsés. Conseillé.

SEC_ - Outflow

SEC_ - Outflow (Den/Heart & Crossbone, 2013)
Depuis deux ou trois années maintenant, j'entends régulièrement parler de Mimmo Napolitano, ce jeune musicien électroacoustique de Naples qui publie sous le nom de SEC_. La plupart du temps, on en entend parler pour ses manipulations géniales au Revox, et pour le mélange ingénieux qu'il fait de l'analogique et du numérique. Sur Outflow, c'est l'occasion justement d'entendre SEC_ avec son excellent dispositif constitué d'un Revox, d'une table de mixage bouclée sur elle-même, de radio, de field-recordings, de synthétiseurs, de micro et micro-contacts.

Sur ce solo récent, le compositeur et improvisateur napolitain enchaîne une suite de sept pièces qui jouent principalement sur les collages. SEC_ paraît mélanger indistinctement l'improvisation et la composition ici, car si certaines structures sont à peu près claires, c'est quand même un sacré foutoir à l'intérieur. SEC_ multiplie les bandes bouclées, les nappes de synthé, les larsens et compagnie. On sent que des éléments sont préprogrammés, mais une grande liberté semble être laissée à l'intérieur du programme. Dès lors, SEC_ n'y va pas de main morte : collage de bruit blanc, de manipulation de bandes préparées, d'ondes diverses, larsens, le tout passé aux multiples effets analogiques et numériques sans que l'on puisse vraiment faire la distinction, et puis SEC_ joue lors du mixage sur le coupage et les ruptures. SEC_ fait inévitablement penser à eRikm et Jérôme Notinger, pour son sens du collage très rapide et virtuose, ainsi que pour son utilisation très détournée du Revox. Mais ce qui est vraiment saisissant, c'est l'aspect très physique de ces manipulations. Il s'agit de musique concrète ou électroacoustique jouée avant tout avec le corps, le musicien napolitain fait pleinement corps en effet avec son dispositif - ce à quoi l'élément principal, le Revox, se prête pleinement en même temps. Et puis il y a aussi toutes ces parties pulsées et rythmées, des ambiances indus et noise qui ne sont pas sans évoquer Wolf Eyes. De l'improvisation électroacoustique bien noise, bien industrielle, bien forte, et bien maîtrisée en somme.

Bref, SEC_ est peut-être une des figures les plus intéressantes qu'il m'ait été donné d'entendre dans l'improvisation électroacoustique récente. C'est extrêmement puissant, c'est physique, c'est recherché, c'est brut et dur, c'est intense, c'est très bien composé, c'est vraiment du bon travail. Saisissant.

Trapist - The Golden Years

TRAPIST - The Golden Years (Staubgold, 2012)
La plupart des lecteurs de ce blog connaissent surement déjà Trapist, le trio composé de Martin Siewert (guitare, électronique), Joe Williamson (basse) et Martin Brandlmayr (percussions). Un trio assez rock, très influencé par le réductionnisme et la musique électronique minimaliste viennoise. Car s'il s'agit de rock ou de post-rock, il ne faut pas oublier non plus que c'est réalisé par un contrebassiste qui provient de l'improvisation libre, un guitariste qui vient de la musique expérimentale électroacoustique, en plus d'un membre de Polwechsel à la batterie. On ne s'étonnera donc pas que certains aient pu dire que "si Cage, Tudor et Feldman avaient formé un groupe de rock", ça aurait donné Trapist... 

Je n'avais jamais écouté ce trio en fait avant cette publication (CD et LP) qui est leur troisième en dix ans. Apparemment, le rythme de publication est aussi épuré que leur musique... Car la musique de Trapist joue beaucoup sur l'épuration, la répétition et l'abstraction. Trapist livre quelques riffs composés d'un accord, un accord qui se dilate jusqu'à ne former plus qu'une nappe électronique. Et il en va de même pour tous les instruments : des accompagnements simples qui s'épurent au fur et à mesure des pistes jusqu'à s'approcher du silence comme par exemple à la fin de la deuxième piste où on n'entend plus que quelques harmoniques à la contrebasse et une caisse claire au rythme divisée par quatre. De manière générale, Trapist propose des morceaux assez lents, avec quelques mélodies répétitives, aux accents mélancoliques et sombres, accompagnées de quelques incursions bruitistes à l'électronique. Et chacune des pièces tend progressivement vers l'amenuisement et l'épuration : elles semblent toutes destinées au silence et au minimalisme quelque soit le départ - qui peut également être le silence comme sur la dernière piste...

Avec quatre courtes pièces, Trapist propose une sorte de post-rock version noise et minimaliste très intime, mais aussi très personnel. C'est sensible, extrêmement précis, bien construit, les atmosphères lyriques et le son recherché sont vraiment intéressants, les développements sont exigeants et radicaux, mais ça reste facile d'écoute. Bref, conseillé. 

Nate Wooley & Seymour Wright - About Trumpet and Saxophone

NATE WOOLEY & SEYMOUR WRIGHT - About Trumpet and Saxophone (Fataka, 2013)
L'un des plus grands intérêts de la musique improvisée et de l'improvisation libre plus particulièrement est surtout la possibilité de rechercher et d'explorer des langages instrumentaux toujours nouveaux. Un intérêt parfois oublié par des musiciens qui ne cherchent plus vraiment et se contentent de multiplier des techniques étendues mille fois entendues, mais que d'autres ont toujours à l'esprit. Le trompettiste américain Nate Wooley et le saxophoniste alto britannique Seymour Wright font partie de ces musiciens qui continuent de faire vivre l'improvisation libre - et d'autres musiques encore puisqu'ils ne se cantonnent pas exclusivement à l'impro libre, ce qui fait peut-être aussi qu'ils la jouent si bien - en développant une pratique originale et singulière.

Depuis que j'ai découvert chacun de ces musiciens, j'ai toujours essayé de suivre leur production le plus assidument possible à vrai dire. Si j'aime beaucoup ce que peut faire Nate Wooley dans le groupe de free bop rock Puttin' on the Ritz ainsi que dans ses formations plus jazz, c'est surtout la découverte de son travail en solo (aussi bien composé qu'improvisé) qui m'avait amené à le considérer comme un des trompettistes les plus intéressants des musiques improvisées. Et quant à Seymour Wright, c'est son duo avec Keith Rowe que j'avais trouvé vraiment recherché et savant, mais malheureusement, assez peu de travaux avec Wright ont été publiés par la suite. C'est donc une chance de les trouver aujourd'hui l'un à côté de l'autre dans cette publication de l'excellent label fataka, un jeune label anglais qui sait redonner confiance en la musique improvisée.

Quant au contenu de ce disque, il s'agit d'une suite de neuf pièces pas très longues (elles ne dépassent pas les neuf minutes) et totalement improvisées. Oui c'est de l'improvisation libre avec toutes les techniques étendues que l'on connaît déjà, de l'improvisation libre intéressée principalement par le timbre et les textures. Mais pas seulement à mon avis, ce n'est pas aussi cliché que ça le paraît. Un saxophoniste comme Seymour Wright par exemple est encore capable de développer des sonorités inattendues venant d'un saxophoniste - comme les notes ultra pincées aux résonances plastifiées qui font penser à une sorte d'appeau. Et Nate Wooley surtout, que j'aime beaucoup pour son développement des écarts de volume vertigineux, pour son approche très réfléchie de la gestion de l'intensité, fait vivre le dialogue entre les deux musiciens de manière très savante. Wooley et Wright développent leur langage, ils les font interagir, mais en prenant soin de véritablement composer la musique ; le duo joue beaucoup sur les variations de volume et de densité afin que la tension soit toujours maximale. Ce n'est pas forcément très énergique ni très fort, mais la musique du duo est toujours intense, quelque soit le volume ou la densité, du simple fait de la construction des improvisations, et du mode de narration adopté. Le langage de chacun est assez original même s'il n'est pas révolutionnaire, disons que les deux langages ont vraiment leur particularité, mais en tout cas leur musique paraît vraiment singulière, libre et personnelle pour de l'improvisation libre réalisée en 2012.

Neuf pièces d'improvisation libre très bien réalisées, Nate Wooley et Seymour Wright font chacun preuve d'une grande attention à la construction, à la personnalité du langage dans une certaine mesure aussi, et à l'interaction. Un bel exemple de free improvisation dans ce qu'elle a de meilleur, vivement conseillé aux fans d'improvisation.

Die Hochstapler - The Braxtornette Project

DIE HOCHSTAPLER - The Braxtornette Project (Umlaut, 2013)
Die Hochstapler est le nom (bien modeste, puisqu'il signifie les imposteurs) d'un quartet qui travaille sur les compositions de deux des plus grandes figures du free jazz : Anthony Braxton et Ornette Coleman. Ce projet qui a récemment fêté son deuxième anniversaire regroupe Pierre Borel au saxophone alto, Louis Laurain à la trompette, Antonio Borghini à la contrebasse et Hannes Lingens à la batterie (hormis sur la première partie ici où Lingens est remplacé par Tobias Backhaus à la batterie).

Je disais que le nom est modeste car le quartet présente son travail non comme une forme d'interprétation ou de réalisation des compositions de Braxton et d'Ornette, mais comme un vol de leurs oeuvres. Die Hochspatler ne joue pas à la manière de Braxton ou d'Ornette, ils n'essayent pas de leur ressember, ils se réapproprient leurs pièces comme un matériau de base pour leur improvisation, mais c'est tout à leur honneur je pense. Et j'imagine que c'est aussi le souhait de Braxton et de Coleman qui seraient plus furieux qu'autre chose d'entendre des musiciens tenter de les imiter ou de les copier.

Quoiqu'il en soit, ce double disque propose une suite en quatre parties. Sur les deux premières, on retrouve surtout des compositions des années 70 (celles parues chez hathut pour Braxton), qui se succèdent par intermittence. Le quartet joue une pièce de Braxton, puis une d'Ornette, en accordant bien sûr une large part aux improvisations entre chacune. Des improvisations solo, avec accompagnement rythmique souvent, ou des improvisations collectives. Mais dans tous les cas, le quartet ne joue pas sur l'exploration sonique, mais sur le swing, sur l'harmonie, sur le phrasé, sur l'énergie surtout, sur la rapidité et la virtuosité, et sur la joie de jouer cette musique, sur l'amour qu'ils semblent lui porter.

Avec le second disque, le quartet commence à mélanger les compositions, à mélanger l'écriture, les thèmes et les improvisations pour arriver à quelque chose de plus abstrait peut-être, mais toujours joué de la même manière. Seule la structure devient plus abstraite, plus complexe, mais les musiciens continuent de jouer avec la même joie, le même humour, avec une énergie inépuisable et un talent remarquable. "Malgré" la complexité des structures et leur enchevêtrement, les musiciens continuent de jouer sur le lyrisme, sur la mélodie, de jouer avec simplicité et spontanéité, et c'est ce mélange entre des structures abstraites et une réalisation très organique, très concrète (faite de phrasés qui swinguent, d'accents rythmiques toujours bien placés et d'attaques puissantes) qui fait de la musique de Die Hochspatler une musique unique et personnelle, très loin de l'imposture.

Pour finir, en hommage au Free Jazz d'Ornette, Die Hochspatler nous réserve une très belle surprise en invitant les quatre membres de Peeping Tom à se joindre à eux pour former un double quartet augmenté pour ces vingt dernières minutes de Pierre-Antoine Badaroux au saxophone alto, Axel Dörner à la trompette, Joel Grip à la contrebasse et Antonin Gerbal à la batterie. Etonnamment, il y a beaucoup moins d'improvisations collectives que je ne l'aurais imaginé, le double quartet ne joue pourtant que trois compositions sur cette pièce, mais il les joue en accordant une grande place aux improvisations solistes, accompagnées ou non. Et pour ceux qui connaissent Peeping Tom, excellent quartet qui s'est spécialisé dans une forme free du bop, ils ne seront pas surpris de se retrouver face à des improvisations qui swinguent toujours autant, qui sont toujours réalisées avec une rapidité et une dextérité hallucinantes. Le double quartet joue ici un mélange de Free Jazz et de la composition 348 de Braxton avec toujours autant d'énergie, de talent, d'émotion, de sensibilité, d'honnêteté et de puissance.

Un disque dansant, intense, qui ne s'arrête jamais, qui swingue, mais qui est libre, honnête, et original. Un très bel hommage à Braxton et Ornette, l'hommage idéal pour des compositions free jazz, un hommage libre, singulier et respectueux de l'oeuvre de chacun. Excellent projet, vivement conseillé.

Hannes Lingens & Hannes Buder - [ro]

HANNES LINGENS & HANNES BUDER - [ro] (Umlaut, 2013)
Hannes Lingens (percussions) & Hannes Buder (guitare) jouent ensemble depuis plusieurs années, mais c'est la première fois avec [ro] qu'ils enregistrent un duo. Buder, je n'en avais encore jamais entendu parler, mais par contre, ça fait plusieurs fois que je tombe sur des enregistrements de Lingens, et je pense que c'est un musicien à suivre, ce que me confirme encore cet enregistrement. Ce dernier évolue en fait sur différents terrains musicaux : principalement la composition et l'improvisation libre, mais aussi les percussions et l'accordéon, et ce sont autant de pratiques et d'instruments qu'il développe de manière distincte et approffondie, une démarche que je préfère largement à ceux qui essaient de tout faire coller ensemble. 

Pour [ro], aucun doute, Lingens & Buder évoluent clairement sur les chemins de l'improvisation libre, avec une suite de quatre "mouvements" d'environ dix minutes chacun. La guitare est un instrument plutôt difficile à pratiquer dans l'impro libre je trouve, mais ici Buder s'en sort très bien en l'utilisant de diverses manières. Il évolue parfois sur les traces de Derek Bailey avec des accords dissonants, des attaques inattendues, et un sens du rythme très particulier, mais il pratique aussi la guitare de manière un peu folk avec l'utilisation d'une pédale fuzz, de manière dissonante toujours, mais aussi parfois de manière harmonieuse et mélodique, dans une approche quelquefois pas très éloignée de Fabio Orsi ou Fennesz. Quant à Lingens, il pratique également les percussions de manière plutôt recherchée. Il ne joue pas sur l'aspect percussif, il est plutôt dans la recherche sonique, mais sans tomber dans le cliché des archets et des frottements très riches en harmoniques. Lingens est plus bruitiste dans son approche, c'est plutôt le bruit des percussions qu'il fait résonner au lieu d'explorer les harmoniques des objets. Une approche assez singulière et personnelle où on peut admirer un langage plutôt neuf de la percussion. 

Mais ce qui est vraiment singulier sur ce disque et qui le distingue de beaucoup de disques d'improvisation libre, c'est surtout le rapport développé entre ces deux pratiques. Ce n'est pas qu'il n'y a pas découte, mais les deux musiciens juxtaposent sans souci des mélodies avec des murs de bruit, des notes fines avec une grosse caisse très profonde, un jeu rythmique avec une approche purement sonique. Le duo Lingens/Buder développe un langage frais et très libre pour le coup, un langage sans retenu et personnel, fait d'exploration des instruments, dans leur rapport aux notes, aux bruits, aux parasites et aux effets. Lingens & Buder parviennent à improviser ainsi de manière très libre, mais avec un langage instrumental recherché et approffondi, qui évite les écueils et les clichés. 

Diatribes - Augustus

DIATRIBES - Augustus (Insub, 2013)
Après plusieurs dizaines de publications digitales et quelques éditions matérielles, le netlabel insubordinations tente une nouvelle formule éditoriale, à présent sous le nom d'insub. On a tous entendu parler de la crise du disque, on y croit ou non, on se questionne ou pas, on s'y intéresse ou non, mais quoiqu'il en soit, tous les acteurs de la musique semblent touchés à un certain degré : ce pourquoi on en est arrivé à des publications digitales gratuites, puis payantes, ou au retour à des objets fétiches (vinyles, cassettes) ainsi qu'à des pochettes et livrets de plus en plus proche de l'oeuvre d'art.  Cyril Bondi et d'incise se préocccupent de ces questions éditoriales et proposent avec la collection insub une réponse originale. Dorénavant, ce qu'on pourra acheter sur ce label, ce seront soit des téléchargements payants, soit et surtout une édition mi-virtuelle mi-matérielle puique insub édite des petits coffrets sérigraphiés au format A6 qui contiennent un livret (avec les informations classiques, des interviews, des partitions, des collages, etc.) et... un bon de téléchargement., la musique en elle-même étant dans un format numérique et virtuel.

Pour l'instant, cette série a débuté avec la publication de compositions d'Hannes Lingens, et d'une longue improvisation de Diatribes, duo composé de d'incise à l'ordinateur et aux objets, et de Cyril Bondi à la grosse caisse et aux objets (embouchure de trompette, melodica, etc.). Durant ces quarante minutes diatribes propose une pièce plutôt calme et linéaire, avec une intensité toujours égale à elle-même, un volume moyen constant et une absence de rutpure. Dit comme ça, on pourrait penser qu'il s'agit de drone et pourtant pas du tout (même si cette pièce est composée d'un certain nombre de drones). Diatribes utilise de nombreux éléments soniques (des notes de mélodica, des objets métalliques frottés sur la grosse caisse, des drones très bas à l'ordinateur, des nappes, des bruits blancs et de nombreux sons et bruits variés), des éléments qui s'ajoutent et se retirent subtilement sans jamais modifier la dynamique. Pour Augustus, Cyril Bondi & d'incise ont su créer une musique fine, constante, belle (et même harmonieuse parfois). Augustus ressemble à une improvisation rectiligne très rigoureuse, mais en même temps, elle ne cesse d'évoluer sur des territoires soniques différents qui se répètent et s'oublient.

Une longue pièce vraiment surprenante pour sa linéarité très précise, une linéarité pourtant constituée d'une multitude d'interventions très différentes. Très minimaliste dans la forme, c'est au contraire plutôt maximaliste et très riche dans le contenu. Très beau travail en tout cas.

Miguel A. Garcia & Nick Hoffman - Vile Cretin

MIGUEL A. GARCIA & NICK HOFFMAN - Vile Cretin (Intonema, 2013)
Ceux qui connaissent le musicien, dessinateur et producteur déjanté Nick Hoffman auront certainement reconnu l'artwork de ce disque où il présente un duo avec Miguel A. Garcia. Un duo intitulé Vile Cretin et publié par le jeune label russe intonema, géré entre autres par Ilia Belorukov. Les deux musiciens sont à l'électronique, aux field-recordings et aux objets (mais peut-être aussi à la voix, à la guitare, aux bandes et à je ne sais quoi, car on a du mal à identifier les sources souvent).

Je viens d'écouter une bonne demi-douzaine de disques de Miguel A. Garcia ou avec lui, et après toutes ces écoutes, si j'ai bien un disque à conseiller parmi tous ceux qu'il a pu sortir l'année dernière, c'est sans aucun doute cette collaboration. Hoffman & Garcia proposent ici une suite de quatre pièces très sombres, bien barrées, qui ne ressemblent à rien si ce n'est à la BO d'un film d'épouvante expérimental et sous acide. On retrouve bien sûr de l'électronique brut, des field-recordings décalés, des objets amplifiés, mais dans une ambiance sombre beaucoup plus prononcée et forte. Les musiciens qualifient eux-mêmes cette musique comme de la "dark electroacoustic music". Je ne peux pas dire mieux : une suite de nappes obscures, des enregistrements d'espaces qui paraissent désaffectés quand ce ne sont pas des insectes ou autres sources incongrues, des interventions inquiétantes, une ambiance pesante ; tout est là pour faire flipper, pour menacer sans agresser, pour peser. Et c'est vraiment réussi. On ne sait pas où on est, comment c'est fait, pourquoi, vers où ça va, ni rien. Hoffman & Garcia composent leur musique pour créer des atmosphères lourdes de menaces, d'angoisses, mais aussi et surtout d'humour. C'est décalé, sombre, et crade : mais très bien fait, car c'est peut-être la spécialité de ces deux musiciens de jouer sur les aspects bruts, sales, et obscurs de la musique.

Miguel A. Garcia & Nick Hoffman produisent avec Vile Cretin une musique drôle et inquiétante, sale mais minutieuse et travaillée. Une sorte de musique électroacoustique grotesque proche du roman noir, où on ne sait pas trop si l'on doit rire ou vraiment flipper. Un voyage obscur et sous acide dans des territoires soniques bruts et uniques. Conseillé.

miguel a. garcia (split & duo)

LALI BARRIERE & MIGUEL A. GARCIA - espejuelo (Nueni, 2013)
espejuelo est le deuxième disque publié par le nouveau label d'Hector Rey, un label consacré aux explorations soniques (exception faite du drone, de l'ambient et des field-recordings). Il s'agit d'une suite de quatre pièces (improvisées je pense) réalisées par Miguel A. Garcia (table de mixage) et Lali Barrière (objets amplifiés). Par rapport à tout ce que j'ai pu entendre de ces deux musiciens, il s'agit de loin de leur oeuvre la plus calme et la plus étrange. Garcia fait craquer sa table avec des ondes carrées, quelques bruits blancs légers surviennent de temps à autre, et pendant ce temps, Barrière frotte des objets, elle fait doucement passer des microcontacts dessus pour obtenir des sons vraiment étranges, très quotidiens mais complètement inattendus. Tout est joué à un volume très bas, il y a beaucoup de silence, et les sons apparaissent comme très quotidiens.

Dit comme ça, ça peut avoir l'air chiant, et pourtant Miguel A. Garcia et Lali Barrière proposent ici une expérience vraiment peu commune. En utilisant des sons banals et quotidiens (y compris les larsens qui ne sont pas loin du bruit généré par des appareils électriques quelconques) à faible volume, le duo espagnol questionne aussi l'écoute quotidienne dans la mesure où tout se confond. On est constamment en train de se demander ce qui sort des haut-parleurs et ce qui provient de notre environnement, ce qui nous amène à tout écouter différemment, un phénomène et une expérience que j'apprécie toujours. Evidemment, l'usage du casque et l'écoute trop forte sont déconseillées pour ne pas passer à côté de cette atmosphère singulière. Très bon travail en tout cas.

MIGUEL A. GARCIA & XAVIER LOPEZ - rojo (Uzusounds, 2012)
Après des publications de Vomir, Karkowski, Kelly Churko, Julien Ottavi et Noish (et j'en oublie), le label uzusounds publiait en 2012 un mini-cdr du duo franco-espagnol de Miguel A. Garcia (électronique) et Xavier Lopez (électronique). Les deux musiciens pratiquent l'électronique de manière brute, archaïque et primitive. Il s'agit d'improvisations électroacoustiques pour tables de mixage bouclées sur elles-mêmes, sans un set de 15 pédales. Lopez & Garcia jouent avec les parasites et les larsens de manière simple : de la pure noise, ni harsh, ni wall, ni power, ni quoique ce soit, juste de l'improvisation libre faite à base de larsen. Le duo joue sur les différentes textures, sur les différentes dynamiques, mais aussi sur le silence et les volumes très faibles. On a du larsen, du larsen brut qui ne paraît pas passer par des filtres et des effets, juste les parasites tels quels pour former une pièce improvisée de 20 minutes. C'est frais et précis, les deux musiciens n'en font ni trop ni pas assez, et ils gèrent les tensions comme le son avec justesse et originalité.

Ca vaut la peine d'y jeter une oreille, et pour ça, il y a un téléchargement gratuit ici : http://archive.org/details/miguel_a_garcia_and_xavier_lopez-rojo

MIGUEL A. GARCIA & OIER IRURETAGOIENA - Sohorna (Obs, 2013)
Sohorna est un split sur lequel on trouve quatre courtes pièces de Miguel A. Garcia (électronique et field-recordings) plus une longue de Oier Iruretagoiena (électronique). Cette dernière est une longue pièce proche du drone. Iruretagoiena a composé pour sohorna une piste monolithique et linéaire, il utilise une texture abrasive, grave et dense, proche de la noise et de l'ambient, qui ne bouge presque pas. Il s'agit d'une pièce statique et immersive, qui fait vraiment son effet, très bon travail.

Quant aux quatre pièces de Garcia qui forment la suite intitulée subsuelos, il s'agit également de pièces orientées vers la noise et l'ambient, dans un territoire pas très éloigné du drone. Ces quatre morceaux ne sont pas aussi statiques et monolithiques, mais Garcia compose ici sa musique avec des enregistrements d'espaces vides, il met en dialogue la résonance de différents espaces vastes et fermés avec des larsens bruts toujours. Ainsi, Garcia compose des territoires sonores marqués par le bruit, l'espace, et les ruptures de dynamiques. Un bon disque en somme.

STAR TURBINE/MIGUEL A. GARCIA & VALENTINA VUKSIC - Unknow Spaces/Live at Radio Ruido, NYC (A Beard of Snails, 2013)
Pour finir ce post, une casste split qui regroupe le duo danois Star Turbine sur la première face, puis le duo Miguel A. Garcia & Valentina Vuksic sur la seconde. Pour leur Live at Radio Ruido, le duo Garcia/Vuksic propose trois extraits teintés de harsh noise et de power electronics, mais forcément, en plus minimaliste et lo-fi. Le duo joue sur du larsen pur, accumule des bruits blancs et des fréquences basses, et provoque parfois des beats proches du speed-core/gabber. C'est généralement assez fort et intense, mais les textures sont tout de même réduites et appauvries, ce qui fait le charme et l'originalité de cette performance je trouve. On a l'impression que le duo veut recréer la puissance et l'intensité du harsh noise, mais en utilisant des éléments beaucoup plus bruts et archaïques, et ça marche plutôt bien à vrai dire. 

Quant au duo Star Turbine, composé du Danois Claus Poulsen et du Norvégien Sindre Bjerga, tous deux à l'électronique, il propose également une suite de trois pièces de durée moyenne. De l'expérimentation sonore pure avec cette fois-ci moults effets, mais toujours assez lo-fi. Star Turbine combine les effets numériques cheaps, les objets amplifiés, les micro-contacts et le bruit pur pour une suite de trois pièces abstraites, crades, dures et froides. Exigeant et dur. 

Lali/Noish/Xedh - icgs el

LALI/NOISH/XEDH -  icgs el (Nada, 2013)
icgs el est un cd-r publié à certainement trop peu d'exemplaires malheureusement (édition de 50...), donc j'espère que ceux que ça intéresse trouveront tout de même leur disque. On retrouve ici trois des artistes les plus importants de la nouvelle scène expérimentale expagnole : Lali Barrière aux objets amplifiés, Noish (Oscar Martin) à l'ordinateur (avec des patchs et des logiciels artisanaux) et Xedh (Miguel A. Garcia) à la table de mixage. Le trio espagnol propose deux longues pièces d'improvisations électroacoustiques brutes et abstraites. Noish y utilise des programmes numériques déconstruits et chaotiques, Garcia des tables de mixage en larsen primitives et quelques radios, tandis que Barrière met des objets de toutes sortes en résonance.

La musique en elle-même n'a pas grand chose à voir avec le réductionnisme, mais l'attitude de ces musiciens face à leurs outils s'en rapproche fortement je trouve. Garcia utilise sa table comme Dörner utilise sa trompette, de manière réduite et épurée, mais en même temps très poussée aussi, et c'est peut-être ici encore plus radical. Car le trio n'explore pas forcément des territoires soniques pour leur richesse, mais plutôt pour l'expérience. Du coup, le trio peut utiliser des sons primitifs tel qu'un larsen pur, de la ferraille frottée, des micro-contacts et des radios, ainsi que des synthèses numériques bizarres, car ce qui est intéressant ici, c'est la déconstruction de tous ces éléments qui naît de leur rencontre et de leur succession. Réductionniste dans l'attitude instrumentale peut-être mais pas du tout dans le contenu musical : les trois musiciens ne se fixent que très rarement sur une texture particulière, ils ne cherchent pas à en explorer les possibilités, ils cherchent plutôt à les déconstruire et à créer une expérience sonore unique avec des matériaux plutôt banals. Et c'est réussi.

De l'improvisation qui n'est pas vraiment électronique, ni numérique, encore moins acoustique et qui se base plus sur la déconstruction des matériaux plutôt que sur leur exploration. Une expérience vraiment étrange qui en vaut le détour.
DURIO ZIBETHINUS - Poissons frais (Be Coq, 2013)
Poissons frais est le premier album de Durio Zibethinus, un duo de deux jeunes musiciens orléanais avec le saxophoniste Quentin Biardeau (saxophones soprano, alto, ténor, clarinette, flûtes à bec, saxi, percussions, casiotone mt-11, magnétophone cassette) et le violoncelliste Valentin Ceccaldi (violoncelle, grosse caisse préparée, guide-chant électrique, piano à lames, dan-bau, tube pvc).

A regarder l'instrumentation, on peut penser à l'art ensemble of chicago. Et non sans raison en fait. Car Durio Zibethinus ne cache pas ses racines free jazz et jazz d'un côté : suraigus au saxo, ligne de basse libre, blast aux percussions. Mais en plus, le duo fait preuve d'une liberté et d'une ouverture qui sont dans la lignée de l'aeoc : les musiciens n'hésitent pas à utiliser des instruments non traditionnels, parfois pauvres, parfois incongrus, et surtout ils n'hésitent pas à explorer le son en tant que tel comme sur "Carpe" et "Sillure-spatule esturgeon" ou à faire référence au jazz à d'autres moments. Puis en écoutant "Gardon", c'est au FMP130 du trio Brötzmann/Van Hove/Bennink que je pense avec l'utilisation choc de la grosse préparée et du piano à lames, avec bien sûr un ténor en grande forme et très énergique. Durio Zibethinus équilibre en fait avec justesse l'utilisation de la puissance, des mélodies, et de l'exploration sonore, tout ça avec créativité et beaucoup d'énergie.

Durant les cinq pièces, ce qui est agréable, c'est que le duo explore toujours la musique de manière organique, que le duo explore des longues notes tenues et des bourdons, ou qu'il joue sur l'énergie et des dynamiques puissantes, les deux musiciens font corps ensemble, et bien sûr, leur son aussi. Du beau free jazz contemporain, qui parvient à être inventif sans cacher ni renier ses origines.

IKUE MORI & MAJA S.K. RATKJE - Scrumptious Sabotage (Bocian, 2013)
Depuis les premières fois que j'ai entendu Ikue Mori faire de la musique expérimentale et/ou improvisée en-dehors de DNA, j'ai toujours trouvé que le langage qu'elle avait élaboré était vraiment unique : une sorte de section rythmique électronique et analogique qui ressemble à une batterie synthétique jouée dans l'eau. C'est unique et en même temps, je ne trouve pas ce langage vraiment excitant, je ne sais pas si c'est l'omniprésence des filtres et des effets, ou bien l'aspect dadaïste gratuit, mais en tout cas je n'y suis pas très sensible tout en le trouvant bien élaboré. Du coup, parfois ça marche, et parfois pas du tout. Pour ce duo composé d'Ikue Mori et de Maja S.K. Ratkje par sur le label polonias bocian, je ne suis assez partagé encore une fois...

Il s'agit d'une suite de huit pièces écrites par le duo selon les notes de la pochette, mais qui paraissent totalement improvisées. J'imagine que le duo s'est surtout donné des instructions sur les dynamiques et la forme par exemple, mais que de nombreux choix et possibilités sont laissés lors de la réalisation. En tout cas, le duo propose ici une suite de pièces pour voix et électronique, mais surtout pour effets. Quelques samples, quelques nappes, de la voix, et le tout passé au filtre de machines qui en font souvent des tonnes. Le duo propose beaucoup de textures différentes, c'est souvent assez énergique et marqué par le collage et le dadaïsme, l'ambiance est assez noise sans être abrasive ni trop agressive, c'est plutôt une sorte de noise improvisée aux ambiances liquides et chaudes. Il faut le dire, le langage développé par Ikue Mori & Maja S.K. Ratkje ne ressemble à aucun autre, c'est un langage plutôt unique, et rien que pour ça, je tire ma révérance. Mais je n'arrive tout de même pas vraiment à cerner la direction de ces pièces, et je ne vois pas trop où elles veulent en venir. Je crois que c'est vraiment le genre de musique qui provoque soit l'indifférence totale, soit l'admiration complète : à vous de voir.

Common Objects [John Butcher, Rhodri Davies, Lee Patterson] - Live in Modern Tower

COMMON OBJECTS - Live in Modern Tower (Mikroton, 2013)
Première publication de Common Objects, nouveau trio composé de Rhodri Davies (harpe électrique), John Butcher (saxophones & ampli), et Lee Patterson (objets amplifiés), ce Live in Modern Tower est une suite de courts solos de chacun des musiciens, suivis d'une longue improvisation en trio. Une formule idéale je trouve pour présenter et mettre en avant les langages de chacun, si exceptionnels et différents les uns des autres, avant de passer à leur rencontre improvisée.

Le disque commence donc par un solo de Rhodri Davies, suivi d'un de John Butcher puis un dernier de Lee Patterson. Le premier et le dernier sont basés sur des sons continus et linéaires, sur la calme et la spatialisation du son. Davies comme Patterson ont chacun un son unique, parfois très abstrait, parfois proches d'instruments (la harpe peut parfois ressembler à un harmonium, ou à des percussions, comme les objets de Patterson). Et quant à Butcher, nouvelle démonstration de force avec une improvisation toujours très riche, un langage unique qui se reconnaît parmi mille saxophonistes composé de techniques étendues inouïes. Son improvisation est dure, sèche, et son système d'amplification enrichit ecnore son langage d'une manière plus ample et violente.

Après ces trois belles présentations de chacun, on arrive alors à une longue improvisation d'une trentaine de minutes en trio. De manière générale, cette improvisation est plutôt linéaire et continue, les trois musiciens jouent sur de longues notes et de longs sons continus et ils ne changent que très progressivement de registre. Cependant, si cette pièce paraît calme et douce au début, plus ça va, plus la tension se fait présente. Les sons de chacun deviennent de plus en plus durs, de plus en plus abrasifs et la pièce finit en une suite de vagues sonores massives et dures, sèches et rugueuses, d'une violence douce et d'un calme nerveux. Une violence qui se fait dans la retenue, comme si Butcher prenait les devants, mais que Davies et Patterson l'empêchaient d'aller trop loin. La tension et la nervosité sont palpables, on ne sait jamais trop ce qui va se passer, et le trio surprend à chaque vague de sons. Car il faut le dire aussi, le son collectif de ce trio est inouï et magnifique. Les textures de chacun se mélangent avec une simplicité qui contraste avec la violence des interventions individuelles, tous les sons finissent par se noyer dans la saturation et la distortion même si on reconnaît très bien les timbres individuels.

De prime abord, je ne m'attendais pas à grand chose de cette rencontre, mais la surprise a été vraiment conséquente. Jamais je n'aurais imaginé une improvisation aussi intense et aussi puissante venant de cette collaboration. Le son et la dynamique de ce trio sont vraiment puissants et intenses. Une rencontre saisissante et renversante. Très beau travail, fortement conseillé.

Michael Thieke Unununium - Nachtlieder

MICHAEL THIEKE - Nachtlieder (Mikroton, 2013)
Le clarinettiste Michael Thieke (clarinette, cithare & field-recordings) propose sur Nachtlieder une suite de neuf pièces composées en hommage au poète Theodor Kramer, et jouées en compagnie de Luca Venitucci (accordéon & objets amplifiés), Martin Siewert (guitare, lap steel & électronique), Derek Shirley (basse), Christian Weber (basse), Steve Heather (batterie & percussions), Eric Schaefer (batterie & percussions).

La grande variété des esthétiques est peut-être ce qui caractérise le mieux cette suite très cinématographique. C'est le point fort de ce disque, mais peut-être aussi sa faiblesse. Car d'un côté, les compositions de Thieke ne cessent de surprendre, on passe d'une composition plutôt rock à un morceau aux allures de dub, en passant par des marches militaires proches de la B.O d'un western sans oublier la présence des nappes de son abstraites et des improvisations proches du free jazz. Chaque morceau a son lot de surprises, le groupe de Thieke sait toujours surprendre. Mais en même temps, en tant qu'auditeur, j'ai mes goûts prédéfinis, et même si c'est bien réalisé, j'ai parfois du mal à prendre au sérieux un morceau naïf comme "Dear Betty Baby" de Mayo Thompson (qui pourrait être signé Morricone), ou les approches dub de l'expérimentation. Et c'est ce qui fait sa faiblesse à mon avis - sans remettre en cause la qualité de ces pièces, j'ai juste du mal avec certaines esthétiques.

Mais au-delà des effets de surprises constants, ce qui est remarquable, c'est certainement l'unité de ce disque et sa cohérence. Le groupe de Thieke a beau multiplié les styles, l'ambiance est toujours la même : une atmosphère sombre, nocturne, un peu poisseuse, un brin décalée, proche de certains disques de Fennesz ou d'Oren Ambarchi. Il y a toujours un quelque chose qui dérape malgré la solide section rythmique : une nappe bruitiste, un drone dissonant à l'accordéon, une clarinette qui explose. Les atmosphères se ressemblent, l'ambiance glauque et décalée présente dès les premiers field-recordings de "Buy Berlin" se retrouve au fil des pièces et au fil des esthétiques.

Nachtlieder s'écoute facilement, ce n'est pas de la musique exigeante, non, mais elle est tout de même créative. L'atmosphère de chaque morceau ainsi que le timbre du groupe sont vraiment originaux, les compositions sont solides, et l'interprétation est sérieuse et rigoureuse. Du bon travail, ça vaut le coup d'y jeter une oreille.

Ilia Belorukov & Kurt Liedwart - Vtoroi

BELORUKOV & LIEDWART - Vtoroi (Mikroton, 2013)
Kurt Liedwart est un musicien russe principalement connu pour ses activités de producteur, car il dirige le label mikroton. Cette fois, sur son propre label, on le retrouve aux côtés du jeune saxophoniste de Saint-Petesbourg Ilia Belorukov aux saxophone préparé, moteurs, micro-contacts, ipod & objets, tandis que Liedwart est crédité aux "ppooll" (je ne sais pas si c'est un clin d'oeil à Kurzmann, ou s'il utilise le même instrument/logiciel - mais en tout cas, on n'a pas vraiment l'impression d'entendre le même outil...), objets et field-recordings.  Si la discographie de Liedwart est encore bien discrète, Belorukov sort de plus en plus de disques, des projets variés dont la qualité devient de plus en plus évidente (je pense ici à son récent solo ainsi qu'à l'excellent cinquième volume de son projet Wozzeck).

Avec ce duo (dont un autre disque est sorti presque simultanément sur copy for my records), le talent de Belorukov se confirme encore dans un autre domaine, alors que celui de Liedwart s'affirme. Les deux musiciens russes évoluent sur un territoire abstrait et plutôt calme. Il s'agit d'un continuum de longs sons tenus, de field-recordings discrets, de longues harmoniques de saxo, le tout agrémenté parfois d'objets et de bruits divers, avec une place non négligeable également accordée au silence. Je pense qu'il s'agit d'improvisation sur les quatre pièces présentées ici, Liedwart & Belorukov explorent un territoire nouveau d'électroniques abstraites et silencieuses, lo-fi et mystérieuses - à l'image de certains américains (R. Kammerman, A. Guthrie, Coppice) ou coréens.

La musique de Liedwart & Belorukov se déplace sur un terrain glissant entre la musique instrumentale, l'installation sonore (avec l'utilisation de mini-amplis et de mini-speakers), l'électronique et le field-recordings. Toutes sortes d'ojets et d'ustensiles sont manipulés et utilisés durant ces pièces, mais on ne sait jamais vraiment tout à fait qui fait quoi ou comment, malgré les différences pourtant flagrantes entre les sources. Car chaque outil est utilisé pour en tirer un matériau des plus abstraits, des plus abrasifs aussi, tout en restant à des volumes généralement faibles voire très faibles. Que ce soit un saxophone ou des enregistrements, tout est ramené au même niveau que ces petits moteurs qui se déplacent, tout n'est que bruits qui s'accumulent pour former une suite assez narrative et continue.

Le son du duo est plutôt original, et leur approche des outils est très sensible et délicate, mais surtout, la musique est bien construite et on ne s'ennuie pas. Parfois très abstraite, la musique peut devenir plus claire et concrète à n'importe quel moment, ou l'inverse, de la même manière qu'elle peut devenir tout à fait silencieuse ou assez bruyante sans que l'on s'y attende ni que l'on s'en rende compte. La construction est précise, équilibrée, calculée et claire. Le son est créatif, saisissant et profond. Très bon travail, j'attends d'écouter la suite avec impatience.

[mikroton]

MARGARETH KAMMERER - Why is the sea so blue (Mikroton, 2013)
Comme le dit le label, Margareth Kammerer continue d'explorer avec Why is the sea so blue les chansons dans un contexte expérimental. En réalité, si tous les musiciens sont issus des musiques improvisées et expérimentales, cette suite de neuf chansons est tout de même bien plus proche de la chanson que de l'expérimentation sonore. Aux côtés de Margareth Kammerer (voix, guitare), on retrouve Christof Kurzmann (voix, saxophone), Axel Dörner (trompette), Burkhard Stangl (vibraphone), Werner Dafeldecker (contebasse), ainsi que Big Daddy Mugglestone aux percussions et Marcello Silvio Busato à la batterie, sur quelques titres.

Vu comme ça, quand on retrouve quatre des membres les plus importants du réductionnisme et de l'echtzeitmusik (Kurzmann, Dörner, Stangl et Dafeldecker), on s'attend à quelque chose de très abstrait. Mais la musique de Kammerer n'a rien d'abstrait, et rappelle plutôt les excursions pop de Kurzmann (the magic i.d - groupe auquel a participé Kammerer, ou el infierno musical). Sur des accompagnements musicaux jazzy avec tout de même une large part de nappes sonores un peu abstraites qui évoquent le post-rock, Kammerer seule ou en duo avec Kurzmann propose un chant lyrique, sobre, intime, et un tantinet froid. Il y a un côté Art Bears dans cette ambiance parfois un peu sombre et froide proche du film noir, mais le tout est réchauffé par le côté un peu swinguant (même si le swing est bien lent) des instrumentistes.

Comme pour The Magic I.D., on retrouve les longues notes, les pauses, la superposition du chant harmonique et des instrumentations atmosphériques. En plus, le son a été superbement traité et est d'une qualité irréprochable. Avec cet album, Kammerer propose une suite de neuf chansons vraiment agréables, personnelles et belles. Des chansons aux ambiances très variées, souvent lentes et sombres, mais parfois assez chaleureuses ou colorées avec un accompagnement musical discret mais très inventif. Vous voulez de la pop de qualité, une sorte de post-rock décalé proche du jazz et de l'electronica, en voilà de très bonne qualité.

HANNO LEICHTMANN - Minimal Studies (Mikroton, 2013)
Le label russe mikroton propose un autre album assez "pop" cette année, un disque intitulé Minimal Studies, composé et réalisé par Hanno Leichtmann (système modulaire, synthétiseur basse, guitare, ebow, orgue, sampler, signal processors) - avec des participations discrètes de Boris Baltschun (electric pump organ), Sabine Ercklentz (trompette), Kai Fagaschinski (clarinette) et Alex Stolze (violon).

Ce n'est pas de la pop à proprement parler bien sûr, mais il s'agit d'une relecture assez populaire de la musique minimaliste. Une lecture proche de la house et de l'ambient (sans les beats donc), où Hanno Leichtmann met en boucle des synthés avec quelques mélodies jamais dissonantes. Dix pièces minimales de moins de cinq minutes la plupart du temps, qui ne sont pas sans rappeler l'ambiance de Fennesz ou de Fabio Orsi par moments. Une version electronica du minimalisme où tout l'intérêt est concentré sur le son, sur les nappes sonores et l'interaction entre les différents modules (analogiques pour la plupart dirait-on). Comme de la house proche de l'installation sonore, ou comme du minimalisme moins exigeant que d'habitude, la musique de Leichtmann s'écoute assez facilement et propose une version plutôt fraîche du minimalisme dans les musiques électroniques.

eRikm & Catherine Jauniaux - Mal des Ardents/Pantonéon

ERIKM & CATHERINE JAUNIAUX - Mal des Ardents / Pantonéon (Mikroton, 2013)

Autant le dire tout de suite, je n’arrive pas du tout à apprécier les chanteurs et vocalistes dans la musique improvisée. En France, j’ai l’impression de manière quasiment systématique que chaque chanteuse est une énième émule de Berberian. Donc aux premiers abords, quand j’ai entendu ce duo avec Catherine Jauniaux à la voix et eRikm aux platines et live-sampling, ça n’a pas été facile. Et puis assez vite, on se laisse emporter par la virtuosité d’eRikm, par ses collages de samples dynamités  issus du free jazz, par ses beats de hip-hop et ses improvisations survoltées. Et puis on se dit très vite aussi que les improvisations vocales de Jauniaux collent très bien avec l’univers d’eRikm, que c’est bon d’entendre ces collages de chants traditionnels, ces borborygmes et ces récitations poétiques.

Le duo propose un double CD d’enregistrements live réalisés en 2010 – une publication peut-être un peu datée, mais qui en valait le coup quand même. Le mélange entre l’improvisation sur platines et la voix est assez surprenant en fait. Déjà, le langage développé par eRikm a quelque chose de saisissant (de par sa virtuosité et son originalité), mais c’est aussi intéressant de voir une chanteuse réussir à dialoguer sans accroc avec eRikm, de voir les deux langages se confronter en toute simplicité, avec douceur j’ai envie de dire. Ce n’est pas que les sons se ressemblent, mais la collaboration semble aller de soi, elle semble naturelle. Comme si la voix était un prolongement des samples par moments, ou comme si eRikm accompagnait le chant avec un instrument traditionnel.

Sampling, platines, voix, chants, techniques étendues, collages, improvisations libres. Le tout se mélange en une sorte de chaos organisé, en une forme maîtrisé de spontanéité où chacun fait attention au développement du langage de l’autre. Une suite souvent énergique de 18 pièces où le free jazz côtoie les musiques traditionnelles, où la musique électroacoustique flirte avec la chanson, dans un esprit spontané et fertile d’improvisation libre comme on aimerait en entendre plus. 

Rodolphe Loubatière & Pierce Warnecke - Non Lieu [LP]

LOUBATIERE/WARNECKE - Non Lieu (Gaffer, 2013)
Rodolphe Loubatière (caisse claire) et Pierce Warnecke (électronique) proposent une suite de six improvisations libres dans la veine de l'eai assez énergique. Des peaux grattées et frottées, beaucoup de techniques étendues et de préparations, de l'électronique à base de larsens subtils et créatifs. Le duo Loubatière/Warnecke fait penser à ces rencontres datant du début des années 2000 entre Butcher & Durrant par exemple : des rencontres entre improvisateurs où les instruments et l'électronique se confondent dans le foisonnement de sons non musicaux. Tout le monde fait du bruit, mais en conservant un intérêt certain pour les variations et les ruptures dans les dynamiques et les intensités, ainsi, bien sûr, que pour les textures. Il s'agit d'improvisation libre électroacoustique aussi énergique dans l'intensité que brute dans le son, ce n'est pas très original certes, mais tout de même très bien réalisé. On a du mal à reconnaître les sources (instrumentales ou électroniques) sans que les musiciens aient besoin de rentrer dans un jeu facile de miroir, de reproduction et d'imitation de l'autre, ce qui est très bon signe dans ce genre d'approche à mon avis. Et puis les sons trouvés, individuels et/ou collectifs, sont créatifs (surtout aux moments les plus calmes), Loubatière & Warnecke savent faire preuve d'inventivité dans la recherche sonore même s'ils ne sont jamais très loin de ce que l'on peut attendre de l'eai. On sent parfois l'influence des disques erstwhile du début des années 2000 d'accord, mais en même temps, il y a une recherche sonore assez fraîche qui est mise en oeuvre ici : vers un son plus brut, plus crade, mais peut-être encore plus recherché et travaillé. Un duo enthousiasmant en tout cas.

Bryn Harrison - Vessels

BRYN HARRISON - Vessels (Another Timbre, 2013)
Vessels est le dernier disque de cette nouvelle série d'another timbre, label qui se concentre de plus en plus sur les jeunes compositeurs minimalistes. Le dernier et le plus radical certainement. Car ici, le compositeur Bryn Harrison propose une longue pièce fleuve pour piano interprétée par Philip Thomas. Une pièce qui ne semble jamais débuter, ni jamais finir, une pièce qui pourrait durer pour l'éternité, et qui semble totalement hors du temps.

Dans son interview sur le site du label, le compositeur britannique parle évidemment de Feldman (mais aussi de Messiaen, de Skempton, Cage, Richard Glover, et d'autres). Evidemment, car cette pièce fait sans aucun doute penser aux derniers travaux de Morton Feldman. A partir de neuf notes tirées d'un mode de Messiaen, Harrison a écrit une pièce de 75 minutes basées sur la répétition constante d'intervales, de phrases et de sections. Il s'agit d'une très longue pièce, à la structure opaque, qui avance tout le temps sans rupture. Le tempo est moyen, et il ne varie pas, les dynamiques au piano sont également constantes, et la pédale forte est toujours pareille : tout se joue sur des micro-variations rythmiques et harmoniques. Les intervales varient légèrement, une structure rythmique est subtilement modifiée, etc. La gamme à neuf tons utilisées ici, paraît totalement abstraite quand on prend la totalité de la pièce. Mais dans le détail, Harrison en exploite minutieusement tous les détails à travers les innombrables variations d'intervales, d'intensités et de rythmes. Harrison explore la gamme dans toute sa concrétude et sa réalité physique ; seulement il l'explore tellement minutieusement et longuement qu'elle semble en devenir abstraite.

Mais ce ne sont pas ces procédés d'écriture qui font le plus penser à Feldman, c'est plutôt l'impression d'errance en-dehors du temps qui rapproche cette oeuvre des derniers travaux du compositeur américain. Et ici, il faut saluer la patience et la persévérance de Philip Thomas qui a enregistré cette pièce d'une traite, avec acharnement, avec une concentration infaillible, une sensibilité et une précision qui le démarquent de tant d'interprètes. Car durant une heure et quart, Vessels ne se départ jamais de son caractère monotone, obsessionnel et lancinant. Les neuf tons de la gamme sont explorés sans buts harmoniques ou structurels, on ne sait jamais où on va, ni d'où l'on vient. On a constamment l'impression que Thomas erre sur sa gamme de manière gratuite, aléatoire presque, qu'il erre sans penser à rien, sans but, sans direction. Et c'est cette absence de direction qui plonge cette pièce dans une temporalité très spéciale. Une temporalité qui semble absente, le temps semble figé autour de ces neuf notes, les variations semblent inépuisables et on pourrait rester à les écouter pendant des heures.

Une impression d'éternité, de temporalité disloquée. Et cette impression plonge l'auditeur dans une expérience d'écoute unique, une expérience musicale comme on en a rarement : en-dehors du temps, tout du moins dans une autre forme de temporalité. Unique et très beau.

Ingrid Lee - Mouth to Mouth

INGRID LEE - Mouth to Mouth (Another Timbre, 2013)
Ingrid Lee est une jeune improvisatrice et compositrice originaire de Hong-Kong, qui est venue s'installée à Los Angeles à 17 ans environ. Arrivée sur la côté ouest, direction CalArts, où comme de nombreux jeunes compositeurs et musiciens (Devin DiSanto, Julia Holter), elle a pu suivre les stages de musique expérimentale dirigés par... Pisaro. Ceci-dit, Ingrid Lee, outre son intérêt pour Cage, Tenney, Wandelweiser et la musique contemporaine, est aussi quelqu'un de très marquée par le hardcore et la noise, ainsi que la musique improvisée, ce qui en fait une personnalité singulière qui tente d'aborder le son et la composition avec une certaine notion de puissance et d'intensité.

Pour Mouth to Mouth qui est sa première publication, Ingrid Lee propose quatre pièces très différentes qui abordent pourtant toutes un même thème : la fabrication du son par contagion. Cette notion, aussi bien sociologique que biologique, s'applique effectivement très bien à la musique où les résonances par sympathie comme les vibrations dues au frottement de deux fréquences sont des phénomènes sonores uniques qui ne peuvent être produits que par la relation entre deux phénomènes sonores (à l'image d'un comportement collectif qui ne peut résulter que de phénomènes individuels, ou d'un virus qui ne peut se développer qu'à partir de la rencontre avec un organisme vivant).

La première pièce de ce disque intitulée Of Monsters ressemble à une sorte de chanson sans voix, à une sorte de mélodie qui semble sortir tout droit de la série des Tombstones de Pisaro. Pourtant, à y regarder de plus près, tout s'accorde entre le piano de Lee et l'accordéon de Merima Kljuco. Les mélodies produisent des résonances dans le corps du piano, résonances sur lesquelles se calquent les accords de l'accordéon. Un principe qu'on retrouve également sur Bead, Spit, réalisée par Lee au piano, Tony Gennaro aux percussions, et Max Kutner à la guitare. Là encore, je pense à certaines pièces de Pisaro où les sinewaves semblent être directement les résonances de la guitare. Mais ici ce sont la guitare et les crotales qui s'accordent directement sur la suite d'accords au piano et forment une sorte de résonance artificielle au piano. Je parlais de l'influence du hardcore et de la noise plus haut, car avec cette pièce, les accords fondamentaux du piano sont de plus en plus dissonants, de plus en plus forts et de plus resserrés dans le temps. La pièce forme un crescendo, une masse qui devient de plus en plus tendue, de plus en plus dense et forte, où le son acquiert une puissance et une intensité particulières. Il en va de même pour Cells, une pièce pour deux caisses claires amplifiées et acoustiques, réalisée par Ingrid Lee toujours et Rowan Smith. Deux caisses claires sont ici mises en résonances par des objets, à plutôt faible volume, et le son devient de plus en plus dense et fort en fonction d'un larsen produit par l'amplification d'une caisse claire. Si la pièce est parfaite pour tester le volume général du disque (on y trouve les deux extrêmes), elle montre aussi l'intérêt que Lee porte au bruit et à la puissance du bruit.

Another, pièce pour six instruments et jouée ici par Eric km Clark (violon), Andy Studer (violon), Heather Lockie (alto), Melody Yenn (violoncelle), Jake Rosenzweig (contrebasse) et Tony Gennaro (vibraphone), est l'oeuvre qui se distingue le plus des autres, de par sa formation instrumentale (pas de piano et cinq cordes) et sa durée plus conséquente (17 minutes alors que les autres n'en durent pas plus de dix). Another approche la fabrication de sons singuliers à travers la résonance par sympathie de manière encore différente. Cette fois, il s'agit de jouer sur les différents types d'accordage en la, de jouer autour des 440hz et des différentes normes qui ont eu cours au fil des siècles. Une pièce très linéaire où les musiciens jouent de longues notes étirées qui se frottent ou entrent en résonance selon leur "justesse". Et maintenant on pense évidemment aux travaux de Lucier, mais aussi à Logical Harmonies  de Richard Glover qui est sorti simultanément sur le même label... En tout cas, cette pièce est certainement ma préférée, de par sa profondeur, sa richesse, et sa réalisation fine, précise et subtile.

Des pièces vraiment variées et différentes, qui sont pourtant toutes dirigées par le même principe de fabrication du son. Un principe qui semble inépuisable et infaillible en fait, on en redemanderait. Pour cette première publication, Ingrid Lee dévoile une exploration singulière de la composition (elle écrit avec une même idée, déclinée en une foule d'univers sonores), mais aussi une relation singulière au son et à l'écriture qui est assez loin du calme, de l'économie de moyens et du silence prépondérants chez beaucoup de compositeurs récents. Ingrid Lee propose une suite inventive et créative avec des atmosphères chaleureuses et poétiques, une approche physique et organique du son, et une singularité aussi riche que pertinente. Vivement conseillé.

Johnny Chang, Angharad Davies, Jamie Drouin, Phil Durrant, Lee Patterson, John Tilbury - Variable Formations

CHANG/DAVIES/DROUIN/DURRANT/PATTERSON/TILBURY -  Variable Formations (Another Timbre, 2013)
Londres, au café OTO, un soir de février 2013, six musiciens prenait place pour une soirée particulière intitulée Variable Formations, à l'initiative de Johnny Chang. Plusieurs groupes proposaient leurs travaux, avant de se rencontrer pour une pièce improvisée axée sur le travail de chacun et la relation entre les différentes performances. John Tilbury (piano) a ouvert cette soirée seul, suivi du duo Johnny Chang (violon alto)/Jamie Drouin (synthétiseur analogique et radio), puis du trio Angharad Davies (violon)/Phil Durrant (électronique)/Lee Patterson (objets amplifiés).

Le disque est l'enregistrement intégral de la performance en sextet, une performance qui réunit de nombreux musiciens que j'aime beaucoup, des musiciens intéressés par l'improvisation libre, wandelweiser, et la musique expérimentale américaine. Et parmi ces musiciens, il y en a certains que j'admire profondément (Tilbury et Davies), et d'autres qui m'ont déjà réservé de très bonnes surprises (Drouin notamment, mais aussi Durrant bien sûr). Tout ça pour dire que j'aurais du aimer ce disque, mais non. Ce n'est pas mauvais, non, mais le sextet semble avancer en terrain conquis, et les idées fortes et innovantes de certains, comme les parti-pris radicaux des autres, tout ceci semble noyé dans une direction sans surprise. A écouter cette performance, il y a quelque chose du cliché : les musiciens jouent de longues notes tenues qui forment des blocs à l'intérieur desquels il y a des répétitions, les bruits ne se distinguent pas des notes, l'improvisation avance sur une ligne ténue et faible, mais très linéaire, il y a tous les ingrédients de ce qu'on a envie d'appeler le réductionnisme. Je n'ai rien contre, seulement ici, chaque musicien semble reposer sur ses lauriers un peu. On a l'impression que le sextet n'a pas eu le temps de construire une pièce collectivement, et qu'il joue donc sur ce qu'on attend d'eux, mais non sur une idée forte ou intéressante.

Ceci-dit, pour une improvisation libre et une rencontre spontanée, le résultat est tout de même étonnant. Le son du groupe est homogène, et le sextet sait très bien gérer l'équilibre entre les instruments, les personnalités et les formations. La recherche sonore est réussie, le son est plutôt beau, mais en terme de recherche, on ne voit pas trop où le groupe veut en venir. J'imagine que l'expérience en valait le coup, que ça devait être intéressant de voir ces six musiciens se rencontrer après leurs différentes propositions. Mais cet enregistrement du final ne me paraît pas si intéressant en soi, et il semble manquer le principal en oubliant les trois performances qui ont précédé...

Richard Glover - Logical Harmonies

RICHARD GLOVER - Logical Harmonies (Another Timbre, 2013)
Richard Glover est un compositeur anglais, de sensibilité proche du minimalisme américain et de wandelweiser - ce qui n'étonnera personne vu le label qui le publie. Avec Logical Harmonies, sept pièces insrtumentales sont réunies pour une suite autour de divers procédés d'écriture liés à l'harmonie et aux recherches sonores. 

Les Logical Harmonies qui ouvrent et concluent le disque sont deux courtes pièces pour piano réalisées par Philip Thomas. Sur un tempo assez lent (à 60 environ) et statique, le pianiste plaque des accords (deux tierces majeures) au même rythme, sur un ambitus réduit à deux octaves. Les accords évoluent de quarte en quarte (do, fa, si bémol, mi bémol, etc), et sont joués avec la même dynamique, le même touché, etc (pédale "sensible et consistante"). Une pièce basée sur une progression harmonique originale mais simple et réduite en somme, une pièce extérieure à toute forme de virtuosité sans aucun doute. Ce qui est étonnant, c'est que chaque accord révèle une nouvelle facette sonore : que ce soit le timbre ou le caractère, chaque paramètre est modifié en toute simplicité. Si le procédé d'écriture et la réalisation de cette pièce sont très mécaniques et statiques, le résultat brille de mouvements et d'évolutions inattendues, on passe d'une expérience sonore à une autre à presque chaque changement d'accord. 

Puis on retrouve le pianiste Philip Thomas aux côtés de Seth Woods (violoncelle) et Jonathan Sage (clarinette) pour une pièce sobrement intitulée "Cello with clarinet and piano" (initialement composée pour un violon). Une très belle pièce microtonale où piano et violoncelle jouent une note tandis que la clarinette fait un glissando autour de cette note, avant que le violoncelle ne redescende doucement. Il s'agit encore d'une pièce assez courte, elle n'est composée que de quelques évènements microtonaux séparés par des silences. Tout se joue dans le glissando, dans la persistance de la note au piano, puis dans la lente fuite et le doux grincement des clarinette et violoncelle. L'Ensemble Portmantô (Mark Bradley à la clarinette, Mira Benjamin au violon et Andrea Stewart au violoncelle) propose également la réalisation d'une pièce à tendance microtonale, intitulée "Beatings in a linear process". Les deux cordes jouent une note chacune qu'ils tiennent durant toute la performance, puis introduisent une note autour de laquelle la clarinette va jouer des variations microtonales. Ici encore, le procédé d'écriture se concentre sur la permanence des notes, et l'apparition de variations microtonales qui vont venir enrichir les notes, les masquer, les couvrir, les mettre en avant, ou simplement les faire vibrer en fonction de leur hauteur. "Gradual Music", interprétée par le musikFabrik (Marco Blaauw, Christine Chapman, Bruce Collings, Ulrich Löffler, Axel Porath, Hannah Weirich et Dirk Wietheger), est une partition que je n'ai pas vu. Le procédé d'écriture semble être encore une fois proche puisqu'on entend les cordes se maintenir sur certaines notes, puis opérer de légers glissandis et de subtiles variations microtonales, tout comme les vents par ailleurs. Sauf qu'ici, la formation instrumentale est encore plus dense, avec un piano, trois cordes frottées et trois cuivres et le son prend une ampleur magnifique. L'ambiance est proche de Phill Niblock ou d'Eliane Radigue, mais le son est aussi pourvu d'une sorte d'instabilité et de fragilité sublimes. Ces trois pièces jouent chacune en tout cas sur une approche microtonale de l'harmonie et révèlent chacune à leur manière des univers soniques et perceptifs uniques et beaux. 

Et pour finir, deux solos. Le premier est une pièce réalisée par Bob Gilmore au clavier numérique, intitulée "Contracting triads in temperaments from 12-24". Proche des "Logical Harmonies 1 & 2", je me serais bien passé de cette pièce où les tierces se succèdent sans consistance. Puis vient le tour de Dominic Lash (contrebasse) qui réalise superbement "Imperfect harmony". C'est devenu une marque de fabrique sur another timbre, quand Lash réalise des compositions en solo, elles sont magistrales (je suis encore bien marqué par la pièce d'Eva-Maria Houben qu'il a publié il y a un peu plus d'un an). Ici, le procédé est encore microtonal même si la pièce ressemble aux "Logical Harmonies". Dominic Lash joue une suite de diades avec une corde ouverte et de même durée, sur un tempo lent qui ne bouge pas, avec des pauses égales entre chaque cellules. Le principe est de laisser une des deux notes glisser vers une autre note, de manière sensible et subtile, avec un glissando. On retrouve l'harmonie persistante et la variation microtonale, le procédé se révèle toujours aussi riche, mais c'est surtout la réalisation qui est impressionnante ici. Le son de Dominic Lash est extrêmement large, ample, dense et profond (on croirait entendre un orchestre!), sa réalisation est complètement envoutante et très riche soniquement, en plus d'être très sensible et poétique. Une pure beauté. 

Bref, pour une première approche de Richard Glover, je suis comblé. Ce jeune compositeur anglais mène des investigations dans les domaines instrumentaux, harmoniques et microtonaux avec simplicité mais force. Chaque idée et chaque procédé d'écriture sont simples, mais parfaitement adéquats à l'expérience sonore recherchée, ce qui fait toute leur force. Les univers sonores investis par Glover se révèlent dès lors riches, créatifs, et beaux. Vivement conseillé.