Keith Rowe & Graham Lambkin - Making A

KEITH ROWE/GRAHAM LAMBKIN - Making A (Erstwhile, 2013)
Deux générations, deux continents, deux personnalités: tout laisserait penser que la rencontre de Keith Rowe et de Graham Lambkin produirait deux voix bien distinctes, mais il n'en est rien. La musique qui résulte de cette rencontre est complètement cohérente et unique, ces deux musiciens semblaient justement faits pour se rencontrer.

Keith Rowe, crédité aux micro-contacts, objets, field-recordings, et Graham Lambkin (micro-contacts, objets, "chambre"), proposent avec Making A une suite de trois pièce inattendues, et en même temps très cohérentes. On connaît les affinités du guitariste anglais pour la peinture ainsi que l'importance du collage pour le second, il apparaissait donc naturel que chacun s'enregistre en train de dessiner, colorier, mesurer et découper du papier - ainsi que l'a déjà remarqué Brian Olewnick. Car la majeure partie de ce disque consiste en frottements de crayons, de plumes et d'objets sur du papier ou du carton, sur des déchirements et des découpages captés physiquement par les micro-contacts. Une musique très concrète et figurative dans sa production, mais rendue abstraite par la proximité physique des micro-contacts. Ce sont, au contraire, les microphones d'ambiance qui captent l'environnement extérieur, ainsi que les field-recordings, qui peuvent donner quelques repères spatiaux et temporels sur l'enregistrement. Car l'environnement est assez présent et se confronte de par son éloignement avec les prises de son physiques et très rapprochées de l'action/performance. Et c'est cette confrontation qui permet de situer au mieux la scène de la performance, de l'action ou de la représentation - je ne sais plus vraiment quel terme est adéquat.

Jackson Pollock rapportait une fois qu'un critique disait de ses tableaux qu'ils n'avaient ni commencement ni fin, ce qu'il prenait comme un compliment. De la même manière, les trois pièces de KR & GL ne semblent avoir ni début ni fin, et leur découpage semble complètement arbitraire (le début et la fin de chaque pièce sont effectivement coupés dans le vif, de manière très brusque). Les deux artistes sonores rentrent dans le son comme Pollock se plongeait dans la toile, une action directe sur le son à l'aide d'outils spécifiques comme Pollock agissait directement sur la toile avec ses moyens. J'ai déjà dit que KR était connu pour son intérêt envers la peinture, mais c'est ici sa passion pour "l'expressionnisme abstrait" - et notamment pour Rothko - qui semble prépondérante. L'action de dessiner devient un théâtre musical, un théâtre abstrait certes, mais construit selon une narration subjective, une plongée dans le son accomplie par les musiciens et offerte aux auditeurs. Il ne s'agit pas d'une abstraction formelle ou mathématique, mais d'une abstraction sensible et personnelle, qui offre la possibilité d'une immersion pour le public, comme pouvait le réclamer Rothko.


Une musique unique où l'action de composer devient la musique elle-même, où la partition graphique, en tant qu'improvisée, organisée et mise en sons, devient musique avant même d'être interprétée, où la réalisation stricte d'une écriture improvisée devient composition. L'entremêlement entre l'intention, le résultat et le médium semble inextricable. Et c'est certainement le plus admirable dans cette collaboration, cette faculté à renverser une grande partie des fondements de la musique occidentale. C'est tout le système de la notation et de son interprétation, de l'opposition (complètement arbitraire pour KR) entre l'improvisation et la composition, qui se trouvent renverser dans cette proposition musicale unique et extrêmement forte. Comme si l'encre devenait la littérature, l'écriture devient la réalisation; ainsi KR et Lambkin atteignent leur but et affirment haut et fort que l'écriture n'est rien qu'un médium, seule importe la réalisation qui est la musique. Une leçon magistrale.