rodolphe loubatière & cie.


olivier dumont & rodolphe loubatière - nervure (creative sources, 2012)
louis laurain/rodolphe loubatière/yoann durant - au dehors (creative sources, 2012)

Deux disque parus chez Creative Sources que je viens de recevoir de la part de Rodolphe Loubatière. Autant de musiciens français que je n'avais encore jamais entendu. Le premier, nervure, est une collaboration entre Loubatière (batterie) et Olivier Dumont (guitare). Il s'agit de trois improvisations chacune assez longues. De l'improvisation libre instrumentale qui se rapproche du minimalisme tout en s'inspirant de l'improvisation libre non-idiomatique. Dumont et Loubatière génère des textures souvent abrasives et tendues, tout en étant énergiques et nerveux par moments, et contemplatifs à d'autres instants. Le duo joue sur les tensions, les reliefs d'un côté, mais également beaucoup sur l'écoute et l'interaction. Le frottement des peaux et des cymbales se fond dans un larsen, l'agitation des micro-contacts se mêle aux percussions nerveuses et arythmiques de Loubatière. Les timbres sont assez recherchés, les couleurs sont plutôt neuves, et l'écoute est d'une attention constante. C'est varié, pour sûr, mais cet aspect hétéroclite paraît parfois un peu brouillon. On voudrait une position plus claire, moins de compromis et d'entre-deux. Mais on ne peut pas tout avoir... Et ce qu'on a ici, ce sont quand même trois pièces riches, denses, très attentives aux textures et à l'interaction, réactives et collectives. Trois pièces qui s'aventurent quand même avec facilité sur différents terrains, malgré un manque d'affirmation je trouve. Ce n'est pas mémorable, même si les deux musiciens sont talentueux et inventifs. Un disque que j'écoute sans grand plaisir et que j'oublierai donc certainement rapidement, tout en me demandant ce que sera la suite de ces musiciens. Affaire à suivre.

L'autre disque est au dehors, paru sur le même label. Cette fois, Rodolphe Loubatière (batterie) est accompagné de Louis Laurain (saxophone) et Yoann Durant (trompette). Un trio beaucoup plus réactif, où de nombreuses relations voient le jour. Beaucoup de techniques étendues et de recherches sur les textures aussi, mais l'interaction est ici plus claire, chaque musicien a une place précise et contribue à augmenter l'intensité et la puissance des territoires sonores produits. Une musique urgente, spontanée, nerveuse et quelque fois agressive. En six pièces et une petite trentaine de minutes, le trio Laurain/Loubatière/Durant exploite de nombreux univers sonores et musicaux avec virtuosité et réactivité. Improvisations débridées, intenses et puissantes, parfois explosives; six pièces denses et riches. Les réactions entre chacun des musiciens sont précises, pointues, affirmées et claires, la direction est unique même si elle peut prendre des virages à tout moment. Un très bon moment d'improvisation libre, qui peut être rythmé, interactif et textural, contemplatif, tendu, ou d'une intensité éprouvante. Le tout avec des sonorités très travaillées et surprenantes. Conseillé.

dumont & loubatière:

laurain/loubatière/durant:

Eve Risser/Benjamin Duboc/Edward Perraud - En Corps (Dark Tree, 2012)

Le récent label français Dark Tree continue l'aventure avec un autre trio français de qualité. Il n'y a pas une grande prise de risque, les trois musiciens sont plutôt célèbres (du moins en France) et déjà bien documentés, mais il s'agit tout de même d'une formation de grande qualité, et d'une démarche assez fraîche. Ces trois musiciens sont Eve Risser (piano), Benjamin Duboc (contrebasse) et Edward Perraud (batterie).

Ces trois dernières années, un trio a déjà beaucoup marqué la scène free jazz française et internationale, je pense à The Ames Room, qu'on retrouve à chaque festival, et dans pas mal de salles... Et il semble que le trio Risser/Duboc/Perraud s'en inspire par certains aspects (on a déjà pu entendre Perraud et Duboc en trio avec Guionnet d'ailleurs, dans l'excellente formation The Fish). Car En corps se compose de deux improvisations - dont une très longue (35 minutes) plus une autre de 15 minutes -, deux improvisations assez linéaires et répétitives. S'agit-il encore vraiment de free jazz? Je ne sais pas, il n'y a plus vraiment de crescendos, il n'y a plus d'influence jazz, on retrouve beaucoup plus d'ostinatos, de rythmiques binaires, c'est également plus linéaire. A moins que le free ne prenne aujourd'hui un nouveau tournant? Un virage tribal et envoutant, fait de ritournelles, d'improvisations collectives rectilignes et brutales, extrêmement tendues et déterminées. Peu importe la définition peut-être. Avant tout il s'agit de musique. D'une musique corporelle et organique, d'une aventure sonore dirigée par un esprit de groupe et une concentration intense. Les deux pièces d'En corps sont comme une invitation à la danse, à la transe, à la communion. Communion des corps, communion de l'esprit et du corps, du son et de l'esprit, de la musique et du corps, une musique qui communie avec l'homme et le cosmos. 
Ne cherchez pas des timbres nouveaux ici, il ne s'agit plus vraiment d'expérimentation sonore. Mais d'une expérimentation avant tout humaine et musicale. Risser/Duboc/Perraud abordent la musique avec une grande sensibilité, non à l'interaction, mais à la communion entre chacun. Il ne s'agit pas d'écouter et de répondre à chacun, mais d'avancer ensemble, ensemble et rapidement, de manière déterminée. Et c'est l'auditeur qui se prend cette (petite) meute de musiciens acharnés en pleines tripes!

Deux pièces monotones aux premiers abords, car linéaires, mais qui se révèlent au fil des écoutes d'une cohésion et d'une sensibilité puissantes. Deux pièces primitives, tendues, organiques et puissantes. Mais surtout obsédantes et émotionnellement chargées. Je me surprends à augmenter le son à chaque écoute, à ne vouloir faire qu'un avec cette musique, à ne plus rien entendre d'autre surtout, pour pouvoir m'immerger intégralement dans ce flux musical exceptionnellement intense et humain. Cohésion, détermination, tension: autant d'éléments qui envoutent l'auditeur et peuvent le mettre par terre! Recommandé.

Informations et extraits: http://www.darktree-records.com/

Christine Abdelnour

Christine Abdelnour Sehnaoui/Magda Mayas - Teeming (Olof Bright, 2010)
Magda Mayas + Christine Abdelnour - Myriad (Unsounds, 2012)

A l'occasion de la sortie du nouvel opus du duo Abdelnour/Mayas - Myriad -, je reviens sur leur première collaboration publiée en 2010 sur le label suédois Olof Bright.

J'ai découvert ce disque (Teeming) à peu près quand je découvrais les deux musiciennes: Magda Mayas (piano) et Christine Abdelnour (saxophone alto). Sur le coup, autant dire que j'ai été sidéré par le foisonnement de couleurs, la richesse des timbres et l'inventivité de chacune au niveau des techniques étendues et des préparations. A l'heure qu'il est, je commence tout de même à m'habituer à ces jeux si singuliers, à cette exploration systématique d'une façon autre de jouer son instrument. Mais tout de même, j'ai beau m'habituer, je reste encore plutôt ahuri devant les tableaux que peignent Mayas et Abdelnour. Ici, il s'agissait déjà de tableaux énergiques, d'interactions violentes et créatives. Piano et sax alto produisent une succession de peintures kaléidoscopiques d'une richesse éblouissante. Virtuosité et inventivité sont au rendez-vous à chaque secondes durant ces trois improvisations tendues, agressives, mais surtout autres. Car il s'agit de tableaux bel et bien hors du commun, d'univers inouïs et improbables, qu'on ne pouvait imaginer avant l'arrivée sur scène de ces deux artistes majeures qui ont su chacune à leur manière agrandir l'histoire de leur instrument. Une exploration profonde, intense, systématique, et interactive, du piano et du saxophone alto hors de toute référence traditionnelle. Superbe!

Et deux ans après, qu'est-ce que donne cette collaboration? Une autre perle! Encore meilleure peut-être... Car oui, le langage des deux instrumentiste semble plus assuré, mature et travaillé, il y a moins d'urgence et plus de place pour la construction. Du coup, les univers sonores sont plus longs, plus développés. Une fois le langage instrumental bien établi et complètement ancré dans les corps de Mayas et Abdelnour, l'improvisation peut alors devenir plus posée, plus mure, plus "réfléchie" même si elle semble toujours assez spontanée. Sur Myriad, on peut toujours entendre les interventions espacées et discrètes de Magda Mayas, mais pas moins éblouissantes de créativité. Un jeu de couleurs fait de cordes préparées et frottées, percutées, caressées, raclées. Idem pour Christine Abdelnour, son jeu ne lésine pas sur les multiphoniques, les harmoniques sur des hauteurs vertigineuses (qui peuvent rappeler Doneda à certains moments), les slaps et flatterzunge, les longs jeux avec les souffles, les tampons, et le plateau. Mais toutes ces techniques instrumentales sont maintenant utilisées avec plus de parcimonie, il ne s'agit pas de constamment se répondre l'une à l'autre, mais également de construire un univers stable avec les éléments instrumentaux. Les deux improvisations présentes une cohésion plus apparente, une maîtrise de l'instrument qui va au-delà de l'exploration pour découvrir un terrain plus constructif. Une musique peut-être moins dense, mais plus envoutante et toujours aussi riche en couleurs, car les textures foisonnent et surprennent toujours autant. Le petit plus, c'est que maintenant, Mayas et Abdelnour prennent le temps de se plonger dans chaque atmosphère créée, elles prennent le temps d'évoluer par micro-évènements au sein de chaque paysage sonore - ce qui ne rend Myriad que plus intense et profond. Si vous avez aimé le premier opus, sans aucun doute, vous adorerez cette deuxième collaboration exceptionnellement fertile (qualitativement). 

Ernesto Rodrigues/Guilherme Rodrigues/Christine Sehnaoui/Sharif Sehnaoui - Undecided (Creative Sources, 2006)

Je retourne encore plus en arrière dans la discographie de Christine Abdelnour avec ce disque enregistré il y a maintenant huit ans. On peut déjà trouver l'altiste Ernesto Rodrigues, ainsi que Guilherme Rodrigues (violoncelle et trompette de poche) et le guitariste libanais Sharif Sehnaoui. Je me rends tout juste compte que c'est la première fois que ce dernier apparaît dans sur ce blog, certainement en grande partie parce qu'il ne publie pas beaucoup de disques. Je tiens tout de même à dire qu'il est selon moi un des musiciens les plus intéressants au Liban, avec Mazen Kerbaj, deux grands aventuriers qui contribuent énormément au développement de la scène musicale expérimentale au Liban (en lien, une vidéo de leur collaboration extrêmement fertile: http://vimeo.com/21337255).

J'en reviens à Undecided. Trois improvisations radicales qui s'étalent sur presque une heure. Toujours dans une veine expérimentale et réductionniste, sans être trop minimales non plus, ces trois pièces s'articulent principalement autour de l'agencement de textures. Ni rythmes, ni mélodies, ni même de notes la plupart du temps, le quartet axe plutôt sa musique sur les timbres et les techniques étendues. La musique est quelque peu bruitiste, la plupart du temps assez forte et agressive, tendue et intense. On a du mal à distinguer les instruments, car cette suite d'improvisations collectives se place dans une démarche où seule l'individualité du groupe transparaît. On peut bien sûr admirer la virtuosité et l'inventivité de chacun, toutes les couleurs déployées, inventées et travaillées par l'expérimentation des instruments; mais il semblerait qu'il s'agisse avant tout de créer des textures unifiées et collectives. On entend donc des nappes abstraites, des matières sonores qui s'étendent tout en bougeant constamment, mais de manière horizontale, sans qu'une voix n'émerge plus qu'une autre. De manière horizontale mais non linéaire, le quartet oscille entre un minimalisme hésitant et une improvisation libre réactive et collective, pleine de micro-évènements qui interagissent entre eux. Mais cet entre-deux mérite le coup d'oreille, pour ses masses sonores bien trouvées, ses matières inventives, une tension et une intensité toujours présentes. 

(Au même moment, Ernesto, Sharif et Christine ont enregistré une pièce publiée par le netlabel con-v, disponible en téléchargement libre ici: http://www.con-v.org/cnv28r.html, c'est très bon aussi!)

Christine Abdelnour/Bonnie Jones/Andrea Neumann - AS:IS (Olof Bright, 2012)


Dès les premiers sons, une chose paraît claire pour le trio Abdelnour/Jones/Neumann, il faut créer un son collectif unique, composé des voies et des singularités de chacune. Superposer deux explorations acoustiques profondes (le saxophone alto de Christine Abdelnour, l'intérieur du piano pour Andrea Neumann) et une utilisation minutieuse et espacée de l'électronique (Bonnie Jones). Et c'est une réussite. Si toutes trois, individuellement, ont su marqué le paysage sonore des pays qu'elles ont habité (France pour Christine Abdelnour, États-Unis et Corée du Sud pour Bonnie Jones, Allemagne pour Andrea Neumann), ensemble, leur collaboration explose les frontières et les particularités géographiques aussi bien qu'esthétiques. D'un autre côté, je m'enthousiasme peut-être un peu trop, car oui: il s'agit tout de même clairement d'eai, d'improvisation libre et électroacoustique bercée par des influences minimalistes et réductionnistes. Mais tout de même...

Les territoires peints par ces trois musiciennes sont des paysages sonores abstraits, aux longues étendues sans être linéaires. Des paysages calmes et simples, mais d'une richesse parfois insoupçonnée. Les détails fourmillent, des détails électroniques et acoustiques qui révèlent la personnalité de chacune. Le souffle (organique) de Christine Abdelnour filtré par l'alto et son plateau, les longs crépitements et le souffle (électrique) de la table de mixage ou le frottement abstrait des cordes (préparées) du piano d'Andrea Neumann, le tout soutenu par des radios et des parasites électroniques rudimentaires mais soigneusement choisis par Bonnie Jones. Ce ne sont que quelques exemples parmi tant d'autres, car l'exploration de chaque outil/instrument est d'une profondeur et d'une richesse inouïes. Pour ceux qui connaissent l'une ou l'autre de ces musiciennes (ou toutes), vous soupçonnez certainement leur tendance à rivaliser d'inventivité, de virtuosité  et d'ingéniosité, et vous savez jusqu'où elles peuvent surprendre.

Ceci-dit, ce n'est pas non plus une démonstration gratuite de force et de virtuosité. Les singularités et la voie de chacune sont une part fondamentale des improvisations, ce sont même les fondements, mais la finalité première reste de construire un son collectif (composé de trois strates qui ne se différencient pas toujours et surtout pas aisément). L'interaction semble reposer sur un principe de respect permanent et d'équilibre entre chaque musicienne, mais aussi entre le son et le silence (j'y reviendrai). Même si on ne sait pas toujours qui est en train de jouer: si quelqu'un intervient, on l'entend, et chaque intervention entre en compte dans la direction que la musique prendra. L'espace est calme, aéré, intime et à ouvert à toutes propositions (ainsi qu'à toute absence de propositions): une ouverture sur l'infini des possibles. Et à l'intérieur de cet espace sonore très riche, qui se distord lentement par de micro-évolutions engendrés par des micro-évènements, on peut ressentir une grande attention et une grande sensibilité à chaque évènement, mais également au déroulement et à la construction des évènements. Il ne s'agit pas seulement de réagir, mais également de construire ensemble et d'assumer les réactions de chacune, aussi inattendues soient-elles.

Quant à l'équilibre entre le son et le silence, je ne pensais pas une omniprésence formelle du silence considéré comme matériau sonore. Il s'agit plutôt d'un silence constamment sous-jacent, d'un silence ressenti par la délicatesse avec laquelle chacune des musiciennes en extrait la matière sonore - car chaque son est extrait du silence avec une espèce de difficulté respectueuse, comme pour ne pas le brusquer. Silence que l'on peut aussi ressentir dans l'instabilité du son par moments. Un silence qui aide à construire la musique sans être nécessairement utilisé comme matériau musical. Un silence qui participe et construit ce caractère si délicat, sensible, fin et inventif que l'on perçoit tout au long de AS:IS.

Sept improvisations calmes et intimes, très créatives et exceptionnellement riches. Un très bon exemple de musique improvisée après la gloire de l'eai et du réductionnisme. Hautement recommandé!

Axel Dörner & cie.

Cool Quartet with Lina Nyberg featuring Éric La Casa - Dancing in Tomelilla (Hibari, 2012)

Le Cool Quartet est un projet jazz de reprises de standards plutôt old-school. Genre jazz vocal de la première moitié du vingtième et années 50. On y retrouve Axel Dörner (trompette), Zoran Terzic (piano), Jan Roder (contrebasse) et Sven-Åke Johansson (batterie). Deux invités pour ce live enregistré dans le hall d'un hotel suédois, Lina Nyberg (chant) et Éric La Casa (prise de son, mixage). On pourrait s'attendre - étant donné les musiciens présents - à des reprises très libres, façon Peeping Tom. Mais il n'en est rien. Ou presque... Les interprétations sont propres, faites dans les règles du jazz, avec beaucoup de joie et d'énergie. Le quartet augmenté est ici pour rendre hommages à ses premières inspirations. Au jazz de la première moitié du vingtième siècle et des années 50, qu'il interprète très bien. Ce qu'on entend notamment à partir de la quatrième piste. Et j'en viens donc au plus marquant dans ce disque: les trois premières pistes, qui sont une composition d'Éric La Casa intitulée "September in Tomelilla". Une composition qui mérite de s'y arrêter, une pièce qu'on ne peut que respecter ou déclamer, tant le parti pris est radical.

Une composition où le preneur de son Éric La Casa assume un parti pris extrême, une position radicale qui en détruirait presque le concert capté, mais qui en même temps participe à la création d'une musique autre, à côté, étrangère. Alors oui, les fans de Dörner ou de SAJ pourront être déçus en entendant la manière dont Éric La Casa traite leur musique! Car durant ces trois pistes, on n'entend non plus le concert, mais la prise de son. Éric La Casa prend le son dans une chambre au-dessus de la salle de concert, il se place sur le trottoir, dans un ascenseur, ou dans la cuisine. Même dans la salle de concert, il peut tout aussi bien se coller à la batterie, ou ne laissait transparaître plus qu'un ou deux musiciens lors du mixage. Parfois on dirait une ode au technicien, un éloge à  la prise de son, un hymne à la gloire des techniciens souvent cachés sous une illusoire neutralité (qui cache elle aussi un parti pris stylistique). Mais en même temps, il s'agit aussi de rendre compte du lieu de captation, d'en mesurer l'étendue, l'ambiance, l'extérieur, l'environnement sonore et humain, les contours et l'espace. Après, il est fortement possible, d'après les derniers textes d'Éric La Casa que j'ai pu lire (même si ce n'était pas à propos de ce disque), qu'il ne s'agisse pour lui que d'improviser avec les musiciens, de créer un espace sonore à partir de pièces musicales. Car Éric La Casa traite le concert capté ici comme une matière sonore récoltée lors de sessions de field-recordings. Ni plus ni moins. Il s'agit seulement de construire une pièce musicale avec un matériau autre et particulier: un concert de jazz - qui devient ici une pièce d'art sonore. Et il y arrive. Ces trois pièces - qui occupent plus de la moitié du disque - sont vraiment prenantes, captivantes et même parfois amusantes. On se plaît à chercher où est placé le micro et où il va se retrouver. On s'imagine à écouter un concert, tordu, à l'intérieur de la grosse caisse. Trois pièces très bien construites, où s'enchainent des morceaux d'enregistrements, des monceaux d'un concert en lambeau. Recommandé - y compris pour les cinq dernières pièces, standards dansants qui peuvent s'avérer soulageant après ce voyage au pays du microphone, enregistrées plus "normalement", même si on entend quelques interludes qui ne "devraient" pas être là, ainsi que des conversations et autres bruits "parasites"!

Axel Dörner/Ernesto Rodrigues/Abdul Moimême/Ricardo Guerreiro - Fabula (Creatives Sources, 2012)

fabula est un enregistrement live certainement un peu plus représentatif de Dörner que le Cool Quartet, notamment de sa facette "réductionniste". Aux côtés du célèbre trompettiste, trois fidèles du label CS: Ernesto Rodrigues (violon alto), Abdul Moimême (guitare électrique préparée) et Ricardo Guerreiro (ordinateur).

Il s'agit ici d'une longue improvisation électroacoustique. Une pièce minimale où toutes les textures se mélangent et se confondent. En 45 minutes, le quartet propose une succession de nappes sonores qui évoluent par micro-modulations. C'est intrigant et envoûtant, on est plongé dans une masse sonore calme et contemplative. Les évolutions sont lentes et linéaires, microscopiques la plupart du temps. De nombreuses techniques étendues sont utilisées pour créer ces agencements de textures souvent incroyables, mais surtout pour confondre les sources. Car il s'agit ici d'une musique collective, "holiste" pourrait-on dire tant les individualités disparaissent au profit d'un son global et collectif. Une exploration profonde de masses sonores variées et virtuoses, un très bon exemple de l'état actuel de la musique improvisée dans sa tendance minimale et réductionniste. Des dynamiques variées, des textures recherchées, un cohésion de groupe surprenante et absorbante pour une improvisation libre minimale et contemplative certes, mais intense et envoûtante! Une réussite.

Ernesto Rodrigues/Christine Abdelnour/Axel Dörner - nie (Creative Sources, 2012)

Je ne suis pas un inconditionnel d'AD, mais placé entre de bonnes mains, sa musique peut vraiment se révéler ahurissante et digne de l'engouement qu'il suscite. Le placer par exemple entre les altistes Ernesto Rodrigues (violon) et Christine Abdelnour (saxophone) lui permet de produire une musique extrêmement puissante et créative.

Un trio exceptionnellement virtuose et un des meilleurs disques du label CS depuis longtemps. La rencontre est rêvée entre une exploratrice sonore intransigeante et deux musiciens très à l'aise dans le minimalisme et la recherche de textures. La surprise de nie, c'est que contrairement à ce qu'on pourrait attendre, ces trois improvisations sont très vivantes et réactives, parfois même violentes, fortes et agressives. Il s'agit de mettre en place différentes strates, d'assembler différentes couleurs et plusieurs timbres, mais de manière plutôt rapide et énergique. Les aplats sont en constant mouvement, l'intensité bouge sans cesse et les reliefs sont surprenants, autant que l'étendue des couleurs présentées. Trois musiciens qui semblent s'amuser tout en étant à l'aise sur de multiples terrains, des terrains souvent escarpés, fracturés, mais qui peuvent aussi durer et se plonger dans une calme contemplation du son. Chacun fait preuve d'une virtuosité monstrueuse, d'une recherche sonore aboutie sur un seul et même instrument. Et chacun sait écouter l'autre et réagir de la manière qui semble la plus naturelle et adéquate possible. Un grand moment d'improvisation libre, vivant, puissant, tendu et organique! Recommandé.

Jason Lescalleet - Songs About Nothing (Erstwhile, 2012)

Jason Lescalleet est le troisième artiste publié dans la série ErstSolo, après Keith Rowe et Toshimaru Nakamura. Et c'est peut-être la meilleure publication pour le moment. En tout cas la pus étonnante! Car la musique de JL est plus que surprenante, une musique informelle, singulière au-delà de ce qu'on peut imaginer, une musique qui ne cesse de surprendre et d'interroger.

Songs About Nothing est un album divisé en deux CD intitulés "Trophy Tape" et "Road Test". Le premier des deux proposent quatorze pièces assez courtes, quatorze miniatures basées principalement sur des samples. Modifications et distorsions de musiques populaires, préparations électroacoustiques et magnétiques. On ne sait jamais trop ce qui se passe, les sources se révèlent parfois, sous forme de samples, ou restent éternellement cachées. Qu'est-ce que peut bien bidouiller ce mec avec ses machines se demande-t-on souvent. Est-ce son ordinateur qui est la source sonore principale? son lecteur MD? son Revox? ses installations rudimentaires? On passe du larsen à des field-recordings, de la modification de prières, de morceaux de dub ou de pop à des drones, de l'ambient ou du harsh noise. Les miniatures s'enchaînent sans rien laisser prévoir, on peut s'attendre à tout. JL ne semble avoir qu'un seul principe de composition ici: aller là où on ne l'attendra pas, explorer des univers qui sauront surprendre dans tous les cas, qu'on l'écoute maintenant ou dans dix ans.

Quant à "Road Test", c'est différent sans vraiment l'être. D'une part, très formellement, il ne s'agit que d'une piste ici - une piste plus longue que la totalité des quatorze qui l'a précède... Une piste qui prend son sens je trouve par rapport à la première partie de SAN. Une pièce aussi surprenante dans la mesure où on ne pouvait s'attendre à un disque plutôt ambient, assez continu et linéaire, après la succession étonnante des 14 vignettes de "Trophy Tape". Ici en tout cas, l'ambiance est plus à l'heure de l'immersion sonore. JL s'engouffre dans le son et nous plonge dans un univers de micro-modulations, de sampling très minutieux et subtil, à partir de...je ne sais toujours pas s'il s'agit des captations de manif qu'on entend au début, des quelques field-recordings présents ou du morceau de pop qui émerge à la fin du disque après une longue nappe purement sonore et abstraite. On ne sait pas de quoi il s'agit mais on est en plein dedans tout du long en tout cas. Une longue immersion sonore dans l'inconnu.

Le point commun entre ces deux disques? la volonté de toujours surprendre certainement. On ne sait pas ce qu'il se passe, on se demande ce qui va suivre, dans combien de temps, et pour combien de temps. Difficile même de savoir si c'est sérieux, si JL rend hommages aux musiques qu'il sample pour construire la sienne, ou s'il souhaite les détourner, ou bien les détruire pour les détruire - de manière sarcastique et cynique, façon "vous voyez bien qu'avec la plus grosse merde musicale la plus formatée possible on peut faire de l'avant-garde aussi radicale qu'en utilisant des field-recordings ou des installations électroacoustiques ultramodernes et ingénieuses; pourquoi vous vous emmerdez avec tout ces problèmes de source sonore?". Si vous pensez que les musiques expérimentales tournent en rond, écoutez JL, l'empêcheur de tourner en rond justement. Impossible de rester indifférent, JL interpelle, questionne, mais surtout, il parvient à complètement  hypnotiser l'auditeur, et à nous maintenir dans un état constant et perpétuel d'éveil, d'attente, de surprise et de questionnement. Une expérience incroyable.

Assez difficile de parler de cette musique, car elle est beaucoup trop singulière, complètement freak, et peut-être au-delà du langage. Je ne suis pas sûr de l'avoir très bien chroniqué, le plus simple étant de l'entendre à mon avis. Du coup, je vous mets la captation d'un concert (assez représentatif) aux Instants Chavirés (en 2011), pour mieux vous faire une idée ;)

Sinon, vous pouvez toujours trouver des extraits sur le site d'Erstwhile: http://www.erstwhilerecords.com/catalog/ES003.html
Mats Gustafsson - Bengt (Utech, 2012)

On ne voit pas souvent le saxophoniste Mats Gustafsson - souvent qualifié de punk - au saxophone solo. Il y en a eu bien sûr, dont un au saxophone contrebasse même! Là, il s'agit d'ailleurs encore d'une curiosité instrumentale, puisque Bengt est entièrement joué avec un saxophone Grafton. Qu'est-ce que c'est que ça? Pour les amateurs de jazz, il y a un live de Charlie Parker enregistré en 1953 au Massey Hall, un de mes disques préférés du Bird où on peut entendre à ses côtés Dizzy, Bud Powell, Mingus et Max Roach. Outre ce line-up incroyable, cet enregistrement est aussi célèbre parce qu'on y entend le maître bop de l'alto jouer avec un saxophone en plastique, une curiosité qui a été commercialisé durant une dizaine d'années (en gros jusqu'à la fin des années 60) - également utilisée par Ornette d'ailleurs. Et bien c'est ce même saxophone qu'utilise cette fois-ci Mats Gustafsson. Durant deux improvisations - ou compositions spontanées - d'environ vingt minutes. Deux improvisations assez surprenantes où Mats s'étend beaucoup plus sur l'étendue des timbres et des techniques que sur un jeu de puissance. L'énergie punk-rock propre à Mats est moins présente, il ne s'agit pas de cris, de hurlements et de crescendos incessants. Et tant mieux peut-être. Car toute la virtuosité de MG est mise au service d'une recherche plus fine et minutieuse sur les couleurs, les timbres et les textures du saxophone Grafton. Jeux de clés, mise en résonance particulière du plastique, multiples techniques étendues. Après, comme on peut s'y attendre, ce n'est pas non plus contemplatif. MG passe d'une idée à une autre, d'une couleur à une autre sans non plus trop s'y attarder, il s'agit toujours du même musicien que dans The Thing, et il n'a jamais fait particulièrement dans le minimalisme. Les phrases et les idées sont jouées avec une certaine urgence, une spontanéité et une dextérité propres à MG. Même si Bengt possède certains côtés disons plus explorateurs, on retrouve tout de même une part des phrasés nerveux et des mélodies agressives - accentués par les sonorités approximatives mais ressemblantes à un sax normal du Grafton -, d'amour des musiques et du saxophone, ainsi qu'une énergie dignes de Mats Gustafsson.

Informations et extraits: http://www.utechrecords.com/Releases3.html 

noël akchoté / jean-marc foussat / roger turner - acid rain (ayler, 2012)

Passons maintenant à un trio formé plutôt récemment je crois, un trio d'improvisation libre qui utilise une instrumentation qui pourrait s'apparenter à de l'eai (guitare, synthétiseur analogique et batterie). Akchoté/Foussat/Turner pour une improvisation de 3/4 d'heure enregistrée live au Confort Moderne à Poitiers. De la musique improvisée, sans aucun doute. Mais au-delà d'un discours aux apparences spontanées (bien que travaillé par chacun depuis de nombreuses années), c'est avant tout une musique qui sculpte l'espace. Une musique interactive parfois proche du silence et de la contemplation, parfois proche des assauts sonores les plus violents. Les assauts agressent, augmentent, faiblissent, puis reviennent en recrudescence. C'est bien réalisé, c'est sincère, chacun est attentif, chacun apporte sa singularité, mais... rien de nouveau sous le soleil. On commence à connaître ce genre de structure basée sur l'intensité et la tension omniprésente. Oui, c'est joué avec passion, et avec talent, mais ça peut aussi être lourd de réentendre ces formes éternelles. Question d'humeur aussi. Je peux parfois jouir de ce disque, l'écouter assez fort et savourer chaque interaction, chaque tension, chaque sonorité, et chaque rupture avant la recrudescence. Mais il ne faut pas non plus avoir envie de nouvelles formes. Juste s'attarder sur un contenu brillant, énergique, intense, puissant, haut en couleurs, et urgent.

Informations et extraits: http://www.ayler.com/akchote-foussat-turner-acid-rain.html

ILSE

Bruno Duplant/Lee Noyes/Anders Dahl/Christian Munthe/Massimo Magee - 9 times 5 (Ilse, 2012)

A partir d'une courte partition graphique de Bruno Duplant, cinq musiciens proposent une musique électroacoustique entre improvisation et composition (Bruno lui-même, les compositeurs et musiciens électroacoustiques Lee Noyes et Anders Dahl, le guitariste Christian Munthe et le saxophoniste Massimo Magee). Il y a bien une une partition à la base, avec quelques contraintes indiquées (comme "respecter les idées d'espace, de silence, tout en ne jouant jamais fort"), mais les dessins qui la composent laissent une grande marge à chaque musicien (qui viennent pour la plupart de la musique improvisée plus que de la musique écrite et savante). Traits, pointillés, spirales, blancs, sont sans référents musicaux sur la partition, c'est à l'imagination de chacun d'interpréter le système de notation de Duplant. Il s'ensuit donc une musique tout de même grandement improvisée avec quelques directives, quelques idées à respecter et à se rappeler durant l'interprétation/lecture. Une musique calme, électroacoustique, pointilliste et post-réductionniste, qui n'est pas sans rappeler certains projets de Keith Rowe par moments. Des bruits épars surgissent, aux sources confuses, électroniques par endroits, quand ce ne sont pas des objets ou une guitare. Je ne sais pas, ça aurait peut-être mérité d'être plus calme, plus silencieux et espacé, en tout cas on ressent parfois un manque de radicalité, car l'attention semble parfois trop portée sur le timbre et les textures au détriment de l'espace sonore. Mais pour ce qui est des textures et de l'interaction, ça marche très bien par contre, les textures sont propres, travaillées, minutieuses, et inventives surtout. L'écoute est sensible et délicate. Tout pour faire une bonne improvisation, plus qu'une bonne interprétation d'une partition. Après, si on fait abstraction de cette dichotomie qui n'a pas lieu d'être dans ce genre de musique, il faut dire que lorsqu'on prend 9 times 5 pour elle-même, en tant qu'une pièce musicale (qu'elle soit écrite et interprétée ou improvisée, peu importe, je parle seulement de la musique, abstraction faite de son origine écrite), il s'agit de 45 minutes de créativité et d'inventivité au niveau des couleurs, de poésie sonore abstraite plutôt jouissive, avec tout de même une notion de l'espace qui laisse place à chacun et à l'interaction. A y réfléchir, c'est juste le silence qui me manque lorsque j'écoute ce type de pièce je pense, un silence qui donnerait encore plus de puissance aux trouvailles sonores de chacun. Très bien, mais un poil trop d'activités.

oceans roar 1000 drums (Ilse, 2012)

Oceans roar 1000 drums est le nom d'un trio américain composé de Todd Capp (batterie, cymbales), Bryan Eubanks (électronique et saxophone soprano) et Andrew Lafks (électronique et contrebasse). Un projet aux confins du free jazz et de la noise. Comme Sun Ra aurait pu le rêver. 45 minutes extrêmement puissantes d'improvisations collectives interstellaires. Deux pièces essoufflantes, monumentales, chaotiques, où l'électronique est en connexion avec les astres tandis que la batterie très terrestre permet - sans relâche - à chacun de rester en liaison avec la Terre. Je ne sais même plus si on peut vraiment appeler ça du free ou non - et peu importe certainement - tellement ça me paraît autre, étranger, et singulier. Mais si j'accepte que ça en est, c'est un des disques de free les plus innovants que j'ai entendu depuis quelques temps; de même si j'entends ce disque comme un disque de noise, de noise improvisée disons. Il y a bien les instruments du traditionnel trio de jazz et de free (sax/contrebasse/batterie), mais - parce qu'il y a toujours un mais après une quelconque référence - chacun est noyé dans la gigantesque masse sonore formée par le trio. Todd Capp n'y est pas pour rien, sorte de pieuvre hystérique et de tsunami métallique qui n'est pas le dernier à noyer le trio dans un flux permanent et chaotique de peaux et de cymbales. A ses côtés, un soprano étrangement modifié qui ressemble plus à un synthé modulaire, et de l'électronique omniprésent. De l'électronique sur fréquences radios parfois, improvisations électromagnétiques et électroacoustiques avec des objets usuels, du matériel analogique et extraterrestre. Transe divinatoire en hommage au free jazz et au cosmos semble-t-il, longue danse possessive en connexion directe avec un au-delà électronique, un monde où des signaux électriques endiablés dansent autour d'un feu de percussions, où les hallucinations prennent le pas sur le réel et nous plongent dans un territoire sonore bouillonnant, énergique, chaotique, surpuissant et exotique! Très bon.

Tom Hamilton/id m theft able/If, Bwana - MegaWHAT? (Ilse, 2011)

Autre trio de musique improvisée électroacoustique plutôt barrée et surprenante. Avec trois musiciens expérimentaux qui flirtent aussi bien avec la noise, que la musique improvisée ou le dadaïsme: Tom Hamilton (electronicatrons), id m theft able - Scott Spear de son vrai nom (emphatic voice, unknown electracousmatics) et If, Bwana - Al Margolis (violon, clarinette, voix, guitare synthétiseur Korg). Quatre pièces donc d'improvisations qui jouent beaucoup sur les collages, l'étonnement et la surprise. Une musique fracturée, énergique, hystérique, et inventive. Sans cesse, les trois musiciens réinventent leur musique et refusent de se complaire dans une esthétique précise. On pourrait parler de musique indéterminée, mais pas dans le sens entendu dans la musique savante. Il s'agit plutôt d'une esthétique indéterminée, tout en collage et en rupture. Les directions sont floues, elles ne cessent de changer, de se coller les unes aux autres. On ne sait jamais trop où on est et surtout où ces trois bricoleurs nous emmènent. Musique électronique, électroacoustique, improvisée, acousmatique, collage sonore, art/poésie sonore? Rien de tout ça et tout à la fois. Vous voilà bien avancés hein? Ce que je peux vous dire, c'est que c'est puissant, explosif, énergique, et très inventif.

Mika Vainio - FE304 - Magnetite (Touch, 2012)

Mika Vainio était l'un des membres du duo finlandais Pan Sonic, un duo de musique électronique minimale formé au milieu des années 90. Je ne connais pas très bien la musique de ce duo, ni les projets solo de Vainio. De chacun, j'en ai entendu quelquefois, mais je ne me rappelle que du récent - et excellent - quartet auquel a participé MV, aux côtés de Capece, Dörner et Ankersmit.

Pour FE304 - Magnetite, composé et enregistré à Berlin entre 2011 et 2012, MV propose une musique électronique étrange et très personnelle, complètement hors des sentiers battus. Il s'agit d'une musique grave, lourde, souvent sombre et pesante. Une musique parfois noise et corrosive, parfois ambient, dark, doom, industrielle, mais toujours électronique, de l'électronique propre et lisse, unique en son genre. Une musique qui peut être très linéaire ou qui peut posséder des accents industriels lentement rythmés, dans des ambiances lisses et analogiques, ou abrasives et saturées. Les sonorités de MV possèdent toutes une touche très singulière, il y a toujours un accent qui les écarte de ce que l'on pourrait attendre. Et c'est ce que semble rechercher MV, aller contre attente. Car les sept pièces qui constituent FE304 - Magnetite semblent toutes partir d'une idée longuement exploitée, de manière continue et stable, avant d'être rompue et fracturée par un autre univers qui n'a plus rien à voir. Les univers se succèdent sans prendre en compte ce qui a eu lieu précédemment. Dès que l'on se conforte dans une des multiples nappes minimales et linéaires proposées par MV, celui-ci s'empresse d'y mettre fin et de passer à tout autre chose, à un autre territoire sonore sans lien logique avec le précédent. Toujours: des textures et des ambiances très recherchées, et surtout inattendues. MV sait envoûter par l'originalité et/ou la beauté et la clarté de ses sonorités, mais il sait surtout surprendre l'auditeur grâce aux structures adoptées. Une surprise inconfortable, mais qui place aussi l'auditeur dans une position d'écoute active, aux aguets, une position de questionnement et d'attention.

En tout cas, la musique de MV est ici très recherchée, les nappes et les textures sont d'une clarté, d'une propreté et d'une originalité plutôt remarquables et souvent jouissives. Quant à la structure, hors du commun, fracturée et allant contre attente, dans des zones parfois inconfortables et risquées, on ne peut nier son inventivité et sa créativité, et ce malgré quelques longueurs - longueurs qui semblent être là volontairement pour participer à placer l'auditeur dans une zone inconfortable où il ne peut rien prédire, inconfortable mais unique! Une musique précieuse, paysagère, sombre et onirique (ou cauchemardesque parfois), mais surtout inventive.

(date de publication du CD: 3 septembre 2012)

d'autres cordes

Après un bref séjour au beau milieu du Périgord noir et de ses alentours - territoire hallucinant pour ses vestiges préhistoriques, antiques et médiévaux - ainsi que dans les Causses du Larzac - territoire géographiquement ahurissant quant à lui -, je me remets à écrire des chroniques. On recommence donc avec trois disques beaucoup plus modernes, qui ne puisent pas vraiment leur inspiration dans le passé. Trois disques électroniques et électroacoustiques produits par Franck Vigroux (qui est basé en Lozère), sur son label D'autres cordes.


annabelle playe - matrice (d'autres cordes, 2012)

Annabelle Playe est une artiste pluridisciplinaire qui chante, écrit et compose des musiques électroacoustiques. Pour son premier album matrice, elle nous propose 14 pièces électroniques et électroacoustiques composées en 2011. Une suite de miniatures/vignettes plutôt variées. Les ambiances diffèrent parfois du tout au tout, on peut se trouver plonger dans des territoires électroniques purs, rythmés, industriels et agressifs, ou bien sur des terrains électroacoustiques plus "sérieux" et expérimentaux qui traitent les bandes magnétiques directement à la main. Mais le plus souvent, les matériaux électroniques et électroacoustiques s'entremêlent indistinctement pour former des univers à tendance ambient et originaux. Une musique qui peut être lente et continue, mais aussi rapide et rythmée, agressive ou douce. Mais dans tous les cas, la matière sonore est explorer avec originalité. La singularité d'Annabelle Playe est de reprendre certains codes esthétiques (de la musique concrète parfois, de la musique industrielle aussi, de la noise, techno, etc.) sans se contraindre ni se restreindre. Les différentes esthétiques présentes sont intégrées à la singularité d'Annabelle Playe, elles sont avant tout soumises aux intentions de la compositrice. Elles perdent ainsi leur caractère normatif tout en gardant leur puissance et leur intensité. Une musique rafraichissante, singulière, plaisante, et prometteuse.


franck vigroux - we (nous autres) (d'autres cordes, 2012)

Comme Annabelle Playe (qui participe à un morceau, très rock, de cet album), Franck Vigroux est quelque peu bercé dans les performances pluridisciplinaires (lecture-concert, vidéo-concert), mais son principal intérêt semble tout de même être la musique électroacoustique. En tant que compositeur et improvisateur, on peut le trouver à l'électronique, électroacoustique, guitare, percussions, platines, seul ou aux côtés de Marc Ducret, Zeena Parkins, Bruno Chevillon, ou encore Philippe Nahon (inoubliable dans le nihiliste Seul contre tous), pour des performances et des compositions entre le rock, la musique improvisée, le sound art et la noise.

we (nous autres) est un album solo qui n'est pas sans point commun avec matrice. Une suite de dix pièces où se succèdent des ambiances hétéroclites, variées et créatives. Du rock au breakcore, de la composition électroacoustique aux expérimentations bruitistes, quand tout n'est pas savamment mélangé et entremêlé avec un équilibre jouissif. Comme matrice, we (nous autres) peut tout aussi bien être calme, lent, continu, ambient, ou agressif, violent, rythmé, fracturé et discontinu. De l'électronique crade, lo-fi et archaïque succède à des pièces très propres, fines et claires. Un album inattendu qui sait également réutiliser les codes avec singularité, qui parvient à travailler les normes esthétiques comme un matériau sonore pur. Inventif, puissant, singulier, et jouissif. Du bon travail.


eRikm - Austral (d'autres cordes, 2012)

Nouvelle production d'eRikm, cette fois-ci en DVD. Austral est une œuvre multimédia pour orchestre, électronique, et vidéo. L'orchestre est ici l'ensemble contemporain Laborintus: Hélène Breschand à la harpe, Sylvain Kassap aux clarinettes, Franck Masquelier aux flûtes, Anaïs Moreau au violoncelle et Philippe Cornus aux percussions. Aux platines, électronique, direction et vidéo, on retrouve eRikm. Ce dernier est parti d'une suite d'images glanées en Amérique du sud, images de paysages urbains ou naturels. Des images modifiées et traitées comme une matière sonore dans le style d'eRikm: des manipulations qui transforment ces paysages en dessins proches de l'abstraction, parasitées jusqu'à ressembler à des traits et des formes dessinées au charbon, à des flaques d'aquarelle ou des palettes d'encre de Chine. Et c'est cette vidéo live qui sert de partition à l'ensemble Laborintus. Une partition graphique ouverte et indéterminée qui permet à chaque musicien de laisser libre cours à sa mémoire, ses habitudes, ses habitus, son corps, sa pensée, à travers des interprétations personnelles. Car le but d'Austral est pour eRikm de sortir de ses habitudes à lui. Travailler sur un matériau sonore préenregistré et préexistant ne lui suffit plus. Ici, il s'attaque à une matière humaine, l'ensemble Laborintus, une matière organique qui possède une mémoire singulière, des instruments particuliers, des désirs imprévisibles et des possibilités musicales surprenantes. Une matière au premier plan, mais qui forme aussi une sorte d'aplat qu'eRikm transforme, construit, déconstruit, manipule, bascule, monte, etc. Un échange organique entre plusieurs pratiques (montage vidéo, interprétation instrumentale ouverte, improvisation et manipulation électronique), entre plusieurs médias, mais surtout entre plusieurs individualités. Une composition ouverte à de multiples possibilités.
ERIKM "Austral" from dautrescordes on Vimeo.

another timbre (suite)

Barry Chabala/Bonnie Jones/Louisa Martin/Tisha Mukarji/Toshimaru Nakamura/Gabriel Paiuk - unbalanced in (unbalanced out) (Another Timbre, 2012)

unbalanced in (unbalanced out) est un projet à distance qui a tout d'abord été mis en place par Barry Chabala. Il s'agit au départ d'une pièce d'environ cinquante minutes, sans règle préétablie. Barry a demandé à cinq musiciens à travers le monde d'enregistrer l'un après l'autre une contribution de 20 minutes au maximum. Tout commence avec un solo électronique, et après une année de collaboration, Barry a conclu ce sextet. Parmi les musiciens présents, on trouve donc Barry Chabala (guitare), Bonnie Jones (électronique), Louisa Martin (ordinateur), Tisha Mukarji (piano), Toshimaru Nakamura (table de mixage bouclée sur elle-même) et Gabriel Paiuk (piano). 

Une pièce remarquable pour sa cohésion. Une cohésion qui ne laisse pas soupçonner une collaboration à distance. Malgré les ruptures, il y a quelque chose de linéaire durant ces cinquante minutes. Chaque intervention suit logiquement ce qui la précède. Une improvisation "organique" - comme le note Simon Reynell - qui ferait bien plus penser à une improvisation enregistrée en live. Une improvisation en plusieurs tableaux qui se succèdent néanmoins sans ruptures flagrantes. Tout paraît équilibré, il n'y a presque pas d'improvisations collectives, chacun a sa place: le silence, un solo de bandes analogiques, un trio, les confrontations entre acoustique et électronique, les instruments préparés, un duo intime. Il s'agit d'une pièce aérée, espacée, où chacun a sa place - place que le dispositif de Barry voulait certainement créer. Généralement, les couleurs de chacun paraissent vouloir fusionner, chaque intervention d'un musicien semble vouloir aller dans le sens de la pièce en cours qu'il a reçu. Aucune violence ne semble avoir été faite à cette oeuvre en cours qu'a reçue chacun des musiciens. Hormis peut-être Barry, avec ses notes simples et sporadiques qui surgissent toujours à des moments inattendus, une guitare acoustique qui dénote vraiment par rapport à des sources électroniques prépondérantes, et à une utilisation massive des pianos comme source sonore plus que comme instrument, même si ces pianos parviennent aussi à dénoter et à se confronter à l'électronique - notamment dans la dernière partie.

unbalanced in (unbalanced out) est donc une suite de tableaux qui se suivent et se succèdent sans violence, qui prennent un chemin linéaire et organique. Une pièce sensible, intime et aérée, où de multiples formes de discours se succèdent tout en respectant l'ensemble de la pièce - qui n'était pourtant pas connue de tous au moment de l'interprétation. Une longue improvisation électroacoustique plutôt minimale et lente mais très réussie, notamment pour sa cohésion et sa diversité. Recommandé!

Informations, extraits, interview (Barry Chabala): http://www.anothertimbre.com/page135.html

Catherine Lamb - three bodies (moving) (Another Timbre, 2012)

Pour finir ce nouvel épisode du très bon catalogue anglais another timbre, three bodies (moving), une pièce de 45 minutes composée en 2010 par Catherine Lamb, et interprétée ici par Erika Duke-Kirkpatrick au violoncelle, Eric km Clark au violon et Phil O'Connor à la clarinette basse. Une pièce étonnante, qui aurait peut-être sa place parmi les compositions du collectif Wandelweiser. Car three bodies (moving) est une pièce lente, plutôt minimale, basée sur des motifs répétés avec obstination et/ou de manière parfois lancinante. Une pièce qui évolue lentement, de manière graduelle et très progressivement. Des motifs aigus en couleurs et graves en sentiments évoluent par glissements, mais aussi par tension. Car si les notes sont jouées de manière neutre, sans attaque prononcée ni émotion flagrante, l'accord qui en résulte - une sorte d'arpège décalé entre les trois musiciens - est souvent quelque peu tendu, et il en résulte un accord fort, grave, et mélancolique. Mais le frottement de l'accord parvient à se résoudre dans le spectre harmonique et dans la dernière partie où les trois instrumentistes semblent plus unis. Ceci-dit, malgré l'aspect lancinant, répétitif, tendu, et ennuyeux, chaque partie de cette pièce est d'une grande richesse émotionnelle - ce qui peut parfois manquer dans les musiques dites contemporaines et expérimentales. Chaque accord forme une sorte de cri étouffé. Chaque accord semble provenir de la cellule d'un vieillard solitaire vivant dans une île reculée. Tristesse, nostalgie, mélancolie, remords, inquiétude ; mais aussi attente, espoir, magie. Un univers simple et décalé, hors du temps et presque larmoyant par moments. Composition simple et interprétation neutre, un cocktail qui ne laisse certainement pas soupçonné une vie émotionnelle aussi riche. Hautement recommandé!

Informations, extraits, interview (Catherine Lamb): http://www.anothertimbre.com/page136.html