GGRIL & Evan Parker - Vivaces (Tour de Bras, 2012)

Pour des raisons souvent aussi économiques qu'esthétiques, l'improvisation se pratique bien plus en petite formation qu'en orchestre à l'heure actuelle. C'est certainement pourquoi je n'avais pas entendu d'improvisation collective, dirigée ou non, mais sous forme orchestrale, depuis maintenant pas mal de temps. C'est donc plutôt avec plaisir que j'ai découvert le GGRIL, accompagné ici d'Evan Parker et de Scott Thomson, un orchestre de 11 musiciens québécois réunis autour d'Eric Normand. Je ne sais pas vraiment si l'initiative de ce projet lui revient, mais Vivaces a néanmoins été publié sur son propre label, et il est le seul musicien que je connaisse à l'intérieur de cet orchestre. Côté instrument, on trouve deux violonistes, deux clarinettistes et un percussionniste, deux guitares et une basse électriques, deux accordéons, un tuba et un trombone, ainsi que les saxophones soprano et ténor d'Evan Parker.

Ma première surprise en écoutant Vivaces fut tout d'abord l'absence notoire de saxophonistes (hormis Evan Parker, mais qu'on ne peut considérer comme un membre régulier de cet orchestre), et c'est peut-être la première fois que j'entends un orchestre d'improvisation libre où ne se côtoient pas tous les types de saxophones, qu'on pense seulement à l'orchestre d'Alan Silva aussi bien qu'au Globe Unity Orchestra. Fait peut-être anecdotique étant donné la présence d'Evan, mais je ne peux m'empêcher de le signaler étant donné mon amour pour cet instrument...

La deuxième chose qui m'étonne, en comparaison surtout avec les deux orchestres précités, c'est la facilité avec laquelle s'écoute ces improvisations, et la joie présente dans ces improvisations, deux éléments qui rapprochent le GGRIL du côté de l'ICP plus que des deux précédents orchestres. En tout cas, les improvisations (dirigées par Evan Parker sur la seconde piste, et Raphaël Arsenault sur la troisième, ou totalement libres) sont plutôt massives, sans pour autant manquer d'aération. On se croirait d'ailleurs assez souvent à une séance de sound-painting, notamment sur la troisième piste, qui est peut-être la meilleure du fait qu'Evan Parker assume la fonction de soliste durant son intégralité, mais également grâce à la direction assez fracturée et originale d'Arsenault.... Plus denses qu'intenses, il ne s'agit pas de produire le plus fort volume sonore, ou de multiplier des couches criardes, mais plutôt de construire des pièces où s'empilent des blocs sonores massifs, assez conséquents et souvent énergiques tout de même. Des improvisations pleines de spontanéité, de liberté, et d'écoute, dirigées de manière à ne jamais fatiguer et à nettement entrecouper les différents tableaux. L'improvisation libre marque très fortement cet orchestre, qui n'est cependant pas forcément rigide et n'exclut pas de ses improvisations des lignes mélodiques, des ostinatos, des cycles rythmiques, différentes combinaisons instrumentales et certains autres éléments rejetés parfois trop systématiquement par les européens. 

soizic lebrat solo & duo

Soizic Lebrat/Heddy Boubaker - Quasi Souvenir (Petit Label, 2011)

C'est la deuxième fois que la violoncelliste nantaise et le saxophoniste (alto et basse) toulousain proposent un duo sur le Petit Label. Un dialogue de cordes et de souffles en sept parties, ou sept poèmes, ou sept esquisses, ou sept couplets. Car la musique de ce duo n'est pas que musique, il s'agit tout autant de dessins, de constructions littéraires et visuelles, d'un assemblage d'ombres et de lumières, de sons, de bruits et de silences, de rimes et de rythmes... 

Des harmoniques s'envolent tandis que des clés et de courtes basses pointées vers la terre retiennent le dialogue, entre ciel et terre, dans un interstice où la note ne vaut pas moins ni plus que le bruit, où points et lignes se valent, aussi bien que terre et ciel, la terre ou la lourdeur d'une corde et du bois, le ciel ou la légèreté du souffle et du vent. Sauf que le vent peut se faire très lourd quand il s'agit d'un saxophone basse, tout comme la quasi absence de caisse de résonance lors de l'utilisation d'harmoniques peut considérablement alléger le violoncelle.

Mais il ne s'agit pas que de compromis et d'égalité entre les contraires ou les opposés: là où le duo Lebrat/Boubaker ne fait aucune concession, c'est dans l'improvisation. Toute trace de composition semble effacée de ce duo où une spontanéité et une liberté radicales semblent les principaux fondements de la musique jouée et du dialogue engagé. Une effervescence de techniques étendues, une absence de repères musicaux traditionnels, un dialogue aride et abrasif fait de frottements, de grattements, de raclages, de parasites, de souffles, de crépitements, de silences et de bruits. Aucune concession n'est faite à ce niveau, Lebrat et Boubaker ne joue que ce qu'ils doivent jouer, que ce que le corps peut ressentir comme nécessité esthétique, musicale, et poétique. 

Sept pièces assez extrêmes, très denses et riches en timbres et en couleurs. Un dialogue acoustique radical et abrasif, qui navigue sans cesse entre le bruit et le silence, aussi poétique que sensible.


Soizic Lebrat - Cinq esquisses bleu solo du dedans (Petit Label, 2009)

Autre publication de la très bonne série "Son" du Petit Label (partie du catalogue consacrée à l'exploration des timbres et des textures sonores), cinq esquisses bleu solo du dedans est un enregistrement solo de la violoncelliste Soizic Lebrat. Un très beau titre, simple, mais fracturé, à l'image de ces cinq esquisses de Soizic. Si cette dernière est connue dans l'improvisation libre musicale, elle s'intéresse également aux pratiques improvisées interdisciplinaires (danse, théâtre, arts plastiques, poésie et philosophie entre autres) ainsi qu'aux pratiques amatrices, et aux musiques populaires. C'est peut-être de ces deux derniers côtés qu'il faut rechercher la source des nombreux ostinatos qui parcourent cette suite exploratrice. Car à travers les nombreuses techniques étendues utilisées sur ces cinq pièces, à travers ces raclements et ces grincements, à travers cette exploration systématique à l'intérieur du violoncelle surgissent constamment des rengaines et des mélodies, comme échappées d'un héritage multiséculaire. 

Il y a d'un côté une exploration virtuose de l'instrument. Mais également une pratique de l'improvisation libérée du jazz et des nouveaux idiomes propres à l'efi. Une pratique nouvelle qui se trouve dans la continuité d'une improvisation issue d'un long héritage, qu'on pourrait chercher dans les musiques populaires et folkloriques, peut-être jusqu'au moyen-âge. Ceci-dit, Soizic ne se contente pas d'ostinatos et de rengaines populaires, il y a également un héritage plus récent issu des musiques savantes plus contemporaines, et de l'improvisation libre sans aucun doute. A sa manière, sans renier le passé, Soizic Lebrat explore le violoncelle de manière intime, personnelle, et sensible. Mais aussi de manière exhaustive, profonde, et intense. Et en dernier lieu, c'est peut-être la méticulosité qui frappe le plus à l'écoute de ces pièces, avec quelle patience et persévérance Soizic Lebrat explore chaque idée musicale et chaque aspect de l'instrument, jusqu'à ses plus extrêmes limites.

Du très beau travail d'exploration de l'instrument et une conception fraîche de l'improvisation en tant que pratique multiséculaire.

Birgit Ulher - Hochdruckzone (Entr'acte, 2012)

Un étrange objet sous vide qui demande à être déchiré pour être ouvert, sans plus aucune possibilité de le refermer. Par peur et fétichisme, on attend le dernier moment avant d'ouvrir la pochette, pour ne pas l'abimer. Une fois ouverte, elle l'est pour toujours, et tant mieux! Car une fois qu'on pénètre l'univers de cette formidable trompettiste, il est difficile d'en ressortir: peut-être qu'on ne peut pas refermer l'emballage du disque, mais qui s'en soucie, personne ne voudrait le refermer, car Hochdruckzone, troisième album solo de Birgit Ulher (qui le dédicace au trompettiste Bill Dixon), peut être écouté constamment, le plaisir dure toujours.

L'univers de Birgit est très particulier, un peu comme celui de Capece avec qui elle a récemment publié un duo chez Another Timbre. Si particulier qu'elle semble difficilement intégrer des grosses formations, pour privilégier les duos (avec Lucio Capece, Gino Robair, Heddy Boubaker) et les trios (avec Mazen Kerbaj, Ernesto Rodrigues, Sharif Sehnaoui, Roger Turner, etc.). Ou encore, les solos, tel Hochdruckzone. Une suite de huit pièces miniatures pour trompette avant tout, mais aussi de nombreuses préparations, objets, radio, haut-parleurs, etc. Avant tout, Birgit se concentre sur les textures, sur la couleur du son, et sur sa dynamique. Aucune mélodie, aucun rythme, aucune note, la musique de Birgit Ulher est sans concession: une musique extrême, radicale, mais tout de même extrêmement belle, sensible, profonde. Car les couleurs sont agencées avec intelligence et sensibilité, un long souffle succède au déclenchement de pistons, une note métallisée surgit d'un silence, des mécaniques sont activées par des moteurs manuels. 

Musique de débris, avec objets usuels, où une trompette amplifiée active une radio branchée sur les mêmes haut-parleurs, dans une démarche où le souffle organique gère les bruits et parasites de ce qu'il reste d'industriel, une musique qui peut faire penser à une démarche post-industrielle, à une musique de science-fiction où après le déclin de l'industrie et de l'informatique, l'acoustique est la seule survivance humaine, le salut de l'espèce. Car avant tout, la musique de Birgit est organique et sensible, il s'agit d'approfondir et d'explorer le son en tant que tel, au-delà de la musique mais tout en y restant. Il ne s'agit pas de théoriser la musique, mais de l'explorer avec son corps, sa sensibilité et ses émotions. Et la recherche est présente, sur la trompette avec l'utilisation d'un maximum de techniques étendues, constante et omniprésente, mais également à travers l'installation de nombreux objets qui s’emboîtent de manière sonore et architecturale. Tous les sons se superposent avec finesse pour produire des masses sonores ou des traits soniques. Mais ces volumes sonores ne sont ni froids ni monotones, ils sont toujours emplis d'une dynamique et d'une intensité exceptionnelles; Birgit  Ulher parvient ainsi à explorer les propriétés dynamiques du son à la manière de Kandinsky ou des futuristes qui exploraient les propriétés dynamiques ou spirituelles des formes et des couleurs.

Une suite de miniatures soniques et dynamiques très intense et profonde. Une exploration minutieuse de terrains sonores sensibles et fantastiques. Vivement conseillé!

Mika Vainio / Kevin Drumm / Lucio Capece / Axel Dörner - Venexia (Pan, 2012)

Alors là, voici un très surprenant quartet, et plutôt aguichant putain. Imaginez la réunion: d'un côté, l'ex membre du duo Pan Sonic, Mika Vainio, avec également Kevin Drumm, tous les deux à l'électronique; et côté acoustique, Lucio Capece à la clarinette basse, saxophone soprano et shruti box, plus Axel Dörner à la trompette et à l'ordinateur. Chacun de ces musiciens est réputé pour son originalité, son radicalisme, et surtout, son talent. A quatre, ce n'est pas une musique plus extrême ou radicale, mais surtout plus puissante et créative. J'attendais avec impatience d'écouter ce vinyle, de retrouver ces quatre musiciens que j'admire, mais je ne les ai pas retrouvé, ils ont simplement créer autre chose et sont aller ainsi au-delà de mes espérances et de mes attentes.

Entremêlement de boucles analogiques, de larsens, de souffles, de crépitements, de nappes, de drones et de bourdons, de techniques étendues, d'ultra-aigus et d’infra-basses. La musique de ce quatuor est bien sûr axée sur la texture et sur le son en tant que tel, une texture somptueuse où chacun trouve sa place à tout moment, de manière individuelle, mais où n'importe quelle source sonore permet aussi, et simultanément, de mettre en avant le son global. Une exploration sonique de l'équilibre, où un faible crépitement à la trompette peut cohabiter avec un mur de son électronique, où une longue note immuable à l'intonation brutale se superpose aux boucles minimales de Vainio. La palette est extrêmement large, l'exploration du territoire sonore aborde de multiples facettes, qui vont du silence aux murs de sons, des interactions entre l'électronique et les instruments acoustiques aux strates immuables de textures globales, du solo au quartet, etc.

Cependant, le quartet Vainio/Drumm/Capece//Dörner ne s'arrête pas là. Car c'est également et avant tout un travail sur la structure et la forme qui a lieu sur les deux faces de Venexia. Il ne s'agit plus d'une simple création de textures sonores qui se succèdent linéairement, les quatre musiciens prennent bien soin de produire des structures inattendues afin certainement de modifier la perception de l'auditeur, sa perception du son aussi bien que du temps. Du coup, on se retrouve face à des tableaux qui prennent fin brutalement, sans prévenir, et c'est au tableau le plus violent et le plus dense que succède le silence le plus profond et les sons les plus subtils et les plus calmes. Les deux pièces de ce vinyle sont ainsi remplis de ruptures brutales, inattendues, alors qu'un long crescendo bien installé avec ses boucles et ses bourdons semble ne jamais s'arrêter, c'est le silence le plus abrupte et le plus primitif qui le rompt sans prévenir, contre toute attente.

Au-delà des clichés, voilà simplement, mais directement, où va ce disque. Au-delà des clichés propres aux scènes d'où proviennent chaque musicien, mais également au-delà de leurs habitus musicaux: que ce soit dans la forme comme dans le contenu de la musique offerte sur Venexia. La surprise est constante, on est surpris par chaque individu autant que par cette musique nouvelle, au-delà des genres et des styles. Une musique surprenante, tour à tour dense, minimale, abstraite, violente, calme, forte, rythmée, lisse, etc., mais toujours et surtout intense, précise, et créative. Hautement recommandé!

Infomrations: http://www.pan-act.com/pages/releases/pan28.html

   Mika Vainio / Kevin Drumm / Axel Dörner / Lucio Capece 'Venexia' excerpt (PAN 28) by •PAN•

Christoph Erb / Fred Lonberg-Holm - Screw and Straw (Veto-Exchange, 2012)


Quatrième volet de la résidence du saxophoniste et clarinettiste Christoph Erb à Chicago, Screw and Straw est une suite de dix improvisations enregistrées en 2011 en compagnie de Fred Lonberg-Holm, au violoncelle et à la guitare.

Est-ce la présence de Fred Lonberg-Holm qui me fait penser à Vandermark, ou Christoph Erb est-il vraiment influencé par ce dernier? Je ne sais pas, mais c'est difficile de ne pas faire l'association étant donné le jeu extrêmement énergique du saxophoniste suisse, qui fait également preuve d'une rapidité constante, de virtuosité, dans une succession de moments mélodiques et de cris survoltés. Des phrases alambiquées, fracturées, typiques du nouveau free jazz chicagoan, avec des techniques étendues au service d'une énergie virulente, et des phrases mélodiques très soignées pour les moments d’accalmie. A ses côtés, Lonberg-Holm, frotte les cordes du violoncelle avec une grande force et beaucoup d'énergie, ou utilise sa guitare électrique avec de nombreux effets de saturation et de distorsion, effets et jeu qui ne sont pas sans rappeler un mélange de Fred Frith et d'Otomo Yoshihide. Vous l'aurez compris, ces dix improvisations sont souvent fortes, et la très bonne écoute entre ces deux musiciens fait de cette suite une série de pièces plutôt intenses, à écouter fort, très fort.

Erb et Lonberg-Holm ne misent pas forcément sur l'innovation et la créativité, mais sur l'énergie et la force propres à l'improvisation et à l'interaction. Ils ont beau utiliser une palette sonore assez large, mais également de nombreuses ambiances et de multiples techniques et modes de jeux; l'important réside surtout dans l'énergie transmise et produite. Une suite urgente de tableaux énergiques, où la concentration et l'écoute sont  principalement au service de la spontanéité et de l'intensité. 

Virtuoses, fortes, énergiques, rapides, ces dix improvisations pour cordes et vents, pleines de ruptures et de puissance, nous plongent au sein d'un univers violent et urgent, mais beau et précis. Du bon boulot.

Lucio Capece - Zero plus zero (Potlatch, 2012)

Lucio Capece. Premier enregistrement solo. Une surprise considérable, un disque majeur.

Tout commence avec une pièce relativement courte pour shruti box ("Some move upward uncertainly"): plusieurs bourdons se superposent durant une lente nappe minimaliste ponctuée de rares évènements. Les notes s'emmêlent en un accord harmonieux ou se frottent en une sensible et délicate dissonance. Mais l'écoute reste agréable et le temps semble comme suspendu par cette courte introduction à une suite qui nous réserve encore pas mal de surprises. Parallèlement à cette pièce, on trouve sur la cinquième piste une pièce qui peut faire écho, "Spectrum of one", de la même durée et également pour un seul instrument, les ondes sinusoïdales. Moins linéaire, celle-ci nous plonge dans un territoire ouvert où les sinsinusoïdes de différentes fréquences sont entrecoupées par des silences. Une pièce simple, belle, reposante, qui s'insère dans une sous-totalité assez monumentale, et amène parfaitement à conclure ce solo.

Mais reprenons dans l'ordre, la suite, c'est tout d'abord "Zero plus zero", une pièce pour saxophone soprano avec préparations. Une pièce peut-être moins minimale et radicale dans la simplicité et l'utilisation du silence, où les notes s'évanouissent dans des souffles auxquels répondent des préparations motorisés et métalliques, activées ou non par le saxophone, ce qui la rend plus extrême par contre dans les textures réductionnistes utilisées. Il s'ensuit une confusion étonnante entre un instrument acoustique et des objets industriels, une confusion entre des bruits très sensibles, qui ne ressemblent à rien, jouées très doucement et avec poésie. Une poésie de l'espace et du temps, qui produit un espace sonore surprenant et singulier au sein d'un temps étendu et linéaire, sans être lisse pour autant, dans la mesure où ce temps est tout de même divisé en plusieurs parties et toujours ponctué d'évènements minimalistes. Un voyage étonnant à travers des paysages inouïs et poétiques.

Vient ensuite une pièce divisée en trois parties ("Inside the outside") qui se distinguent de par leur instrumentation, la plus longue, la plus riche, et la plus dense, mais qui fait tout de même pleinement partie de cette œuvre monumentale et épique. Faisons d'ailleurs la liste des instruments utilisés sur chaque partie: shruti box, double plugged equalizer, ring modulator, clarinette basse (corps du haut seulement), baladeurs cassette et MD pour la première partie; double plugged equalizers, tubes en carton préparés et amplifiés pour la deuxième; et clarinette basse avec et sans cartons préparés pour la dernière. 

On commence avec un long bourdon, grave, dense et riche, sur lequel se greffe des phrases à la clarinette qui semble mourir ou se lamenter. Des pleurs graves, retentissants, puissants, dans un espace désert et lisse, froid mais organique. La linéarité du drone est constamment brisée et mise en relief par ces irruptions instrumentales où l'émotion des glissandos à la clarinette se confronte à la froideur du continuum sonore dans les graves. Une pièce puissante jusqu'aux ultimes gémissements de la clarinette, entrecoupés de silence durant la dernière minute.  Une fois de plus, l'ambiance comme les textures ne ressemblent à rien et sont inattendues, cette première partie de presque vingt minutes, la meilleur pièce de ce disque à mon avis, a de quoi retourner n'importe quel amateur de musiques improvisées, de noise et de musique électroacoustique, aussi bien que tout amateur de Wandelweiser. 

La deuxième partie de "Inside the outside" se base également sur un drone produit par le double plugged equalizer, un drone sur une fréquence très basse et instable, sans cesse modulée et toujours vivante, selon un rythme et des cycles qui semblent précisément prévus et calculés. Ce n'est qu'à la moitié de la pièce que des fréquences aiguës, stables et corrosives, pointent le bout de leur nez pour encore élargir la densité de ce volume sonore déjà extrêmement puissant. Une masse sonore dense et continue, toujours plus forte et puissante, qui s'arrêtera trop brutalement par des enregistrements de l'environnement avant de laisser place à deux pistes où la saturation n'a plus de place: "Spectrum of one" et "Inside the outside III". Cette dernière, qui remplit les vingt dernières minutes de ce voyage d'une heure vingt, est une pièce beaucoup plus calme et silencieuse que les deux précédentes. Ici, Lucio répète des notes tirées du registre chalumeau de se clarinette basse et les mêle à son propre souffle, tout en les modulant en relâchant la pression des lèvres. L'ambiance est plutôt austère, mais le son chaleureux de l'ébène vient vite redonner de la couleur à cette pièce. La conclusion de cette suite demande peut-être pas mal d'attention et de disponibilité mais une fois qu'on les donne, le voyage devient excellent. Car une fois les répétitions amorcées, c'est un dialogue avec le silence qui commence à pointer et à entrecouper chaque évènement. Un silence qui devient de plus en plus fort à mesure que les répétitions sont monotones et minimales. Simultanément, un souffle active des tubes en carton et des notes aussi graves s'entremêlent. La confusion entre le carton et l'ébène règne, on n'arrive plus vraiment à se repérer à travers ces sons abyssaux répétés de manière mécanique et machinale, qui ne se démêlent que grâce au silence. Et comme avec les shruti box qui ouvraient le voyage, les sons se mêlent aussi bien harmonieusement qu'ils se frottent avec une délicate poésie. Petit à petit, les évènements se font de plus en plus courts, de plus en plus calmes et subtils, le silence prend de plus en plus de place, et enfin, le voyage proposé par Lucio peut prendre fin. Enfin, nous pouvons lentement sortir de cette œuvre monumentale et envoutante, complètement nouvelle et originale, magique et intense.

Ça faisait bien un an que je n'avais pas été aussi surpris et à ce point touché par un disque: Zero plus zero est juste une merveille, le résultat d'un travail de recherche et de composition fantastique! Évidemment hautement recommandé.

Chris Abrahams / Lucio Capece - None of them would remember it that way (Mikroton, 2012)

Abrahams/Capece, un duo étrange et minimaliste, qui peut laisser perplexe ou envouter complètement. Un synthétiseur DX-7 (un des premiers numériques, typique des années 80) pour Chris Abrahams d'un côté, et une clarinette basse, un saxophone soprano, une shruti box et des préparations pour son acolyte, Lucio Capece.

Le duo Abrahams/Capece parsème un espace très aéré d'interventions étranges et inattendues, qui se répondent sans jamais vraiment fusionner. Sur les trois pièces, les jeux de chacun s'opposent souvent, Capece pose la plus grave note de la clarinette basse pendant un long souffle ou produit une nappe continue et grave également à la shruti box, alors que Abrahams y répond avec de très courtes notes ultra aiguës, de manière pointilliste et minimaliste. Hormis sur la dernière piste, le silence fait partie intégrante des deux autres pièces, mais aussi la répétition et les modes de jeux réductionnistes. Des silences longs et pesants, des notes et des souffles parfois à peine audibles, autant d'éléments qui réclament de l'attention et de la disponibilité, mais qui donnent surtout un poids d'une intensité magique à chaque intervention et à chaque réponse qui ont  le temps d'être savamment calculées et préparées avant d'être jouées. En cela, nous reconnaissons la présence de Lucio Capece, ami et proche collaborateur de Radu Malfatti.

Mais outre la structure, c'est le dialogue entre le synthétiseur numérique et des instruments et préparations acoustiques qui me paraît aussi intéressant et beau que la consistance de chaque intervention. Si les éléments s'opposent, le dialogue est néanmoins très sensible et attentionné. Abrahams et Capece parviennent à produire un dialogue cohérent et précis, sans fusionner, où le silence, considéré comme une troisième source sonore, médiatrice entre le numérique et l'acoustique, paraît unir les deux sources opposées. Mais c'est également en assumant pleinement l'altérité et l'opposition de chaque instrument, et en en jouant de manière radicale et parfois exagérée, que le duo Abrahams/Capece parvient à former un discours unifié tout en étant le produit d'oppositions, d'oppositions entre la musique et le silence déjà, mais aussi entre les registres (infra-basses/ultra-aigus), les intensités (pianissimo/forte), les densités (sinusoïdes/bruits issus de préparations motorisés), les durées (pointillisme/drone), etc.

Trois pièces où chacun fait réellement preuve d'inventivité et de créativité, notamment au niveau des textures, mais également au niveau de l'engagement, car les réponses sont souvent inattendues et très surprenantes, tant elles sont nouvelles et s'opposent à ce à quoi elles répondent. Une musique autre et nouvelle, précise, radicale et minimaliste, tout en restant intense et puissante. Recommandé.

Informations et extrait: http://mikroton.net/site/index.php?mikroton-cd-13,170

autour du collectif XoNdZf

bBrrAx - Freeture (XoNdZf, 2009)

Issu du collectif XoNdZf et autoproduit en version digitale (disponible sur amazon.com), bBrrAx est un ancien projet acoustique, cette fois avec tiri Carreras et dom DuboisTaine à la batterie et au piano toujours, accompagné par le saxophoniste ténor Sylvain Guérineau.

Bien sûr, en partie du fait de l'instrumentation, la musique de bBrrAx est certainement moins barrée et dada que celle de zVeep par exemple, la formation sax-piano-batterie nous plonge directement sur un terrain beaucoup plus proche du free jazz, tel qu'il était pratiqué aux États-Unis dans les années 60 et 70, mais également en Allemagne autour de Peter Brötzmann. Une musique typée, incendiaire, énergique, lyrique, où les hiérarchies s'abolissent au profit d'un dialogue à trois, fusionnel et très attentif. Les fonctions aussi bien rythmiques que mélodiques sont assurées par tous simultanément, quelque soit leur instrument. Les jeux de DuboisTaine et Guérineau sont tour à tour puissants, forts, lyriques, obsessionnels, tandis que Carreras fait constamment preuve d'inventivité et d'audace avec de nombreuses percussions aux sons déterminés et désaccordés. De manière générale, la musique présentée sur Freeture est claire, puissante, spontanée (sans être exempte de quelques clichés typiques du free jazz tout de même), et conviviale. J'ajoute conviviale car ces trois musiciens semblent vraiment s'entendre, se connaître et s'amuser sur ces cinq pistes (et non six comme la pochette l'indique...).

Du bon free comme l'aime les amateurs, puissant, vindicatif, teinté de liberté et de créativité, fort et puissant.

Informations et extraits: http://xondzf.free.fr/bbrrax.html

zblug - 68 (suRRism-Phonoethics, 2010)

Duo électroacoustique cette fois, zblug comprend tirri Carreras à la batterie et dom DuboisTaine au synthétiseur. Unique disque de ce duo, 68 est disponible en téléchargement gratuit sur le site du netlabel (voir le lien plus bas).

La musique de zbug est étrange, quelque peu extraterrestre et surtout extravertie. Une musique où fusionnent parfaitement le synthétiseur de DuboisTain, utilisé comme un clavier en tant que tel, mais également comme une source sonore modulable à l'infini, et la batterie décomplexée et survoltée de Carreras. Comme avec zVeep, le duo zblug nous entraîne dans un territoire original et inventif, à la croisée du free jazz et de l'eai, avec quelques touches humoristiques et une énergie très rock. Puissant, survolté, débridé, et énervé, 68 me rappelle un mélange entre les projets free hardcore et free rock des années 90, la noise de années 2000, le tout bercé par le free jazz et la musique improvisée européenne.

Une puissante musique pour énerver le voisinage ou pour finir un festival en beauté, recommandé aux amateurs ivres de tempos survoltés, de sonorités synthétiques hystériques et fracturées, et de crescendos incessants, instables et bouleversés. Cinq improvisations psychotiques. Pas mal.

Informations, écoute et téléchargement: http://phonoethics.com/surrism-phonoethics_zblug_68_spe_0070.html

zVeep - postbrbq (Petit Label, 2011)

XoNdZf est un collectif d'improvisateurs français regroupés principalement autour de deux instrumentistes: tiri Carreras à la batterie, et dom Dubois Taine aux claviers, synthétiseurs et électronique. Des projets aux noms imprononçables qui paraissent tout droit sortis de la bouche hystérique d'un poète dada, des majuscules et des minuscules placées au gré des envies selon une logique bigarrée ou absente qui peuvent faire écho à la spontanéité et la liberté de ces musiciens, mais aussi à leur volonté de produire une musique plaisante, sans hiérarchie, non-concpetuelle, et organique. Pour en savoir plus, de nombreux extraits sonores et vidéos, des albums en téléchargement gratuit, des liens et tout ce qui peut composer un site internet sont disponibles à cette adresse: http://xondzf.free.fr/index.html

zVeep, cours, marche, hurle, crie, joue, monte, redescend, bzzzzzzz, plus vite, encore, t'arrêtes pas, KRAK, libère tout, plus, toujours plus, encore j'te dis, balance, quoi? du son, des notes, de l'électricité, des bruits électroniques, une vibration, un -BaM- cri, ce qu'il te plaît, ce qui doit sortir, ce qui sortira, ce qui est sorti, tssss,  peu importe, plus vite, plus fort, attends: doucement, nan, continue, pourquoi s'arrêter en si bon chemin, il faut, ça doit, volonté, liberté, chance, hasard, maîtrise, calcul, mUSIQue eT éNERGIe.

SILENCE

Oui postbrbq est un album qui appelle à l'imaginaire, et à la spontanéité. On peut en parler et dire que le groupe est formé de trois musiciens: tiri Carreras à la batterie et aux objets, vee Reduron à la guitare électrique, et dom Dubois Taine aux synthétiseurs et à l'électronique. Mais ça ne suffira pas à retranscrire cette profusion d'énergie propre à zVeep, à décrire ce magma interactif électro-acoustique-analogique-électronique affranchi de toute hiérarchie et de toutes règles, adoptant avec joie, énergie -je le répète, l'énergie avant tout-, et déférence une improvisation électroacoustique typique de l'efi la plus virulente, la plus agressive, mais aussi la plus innovante et la plus sauvage.

mais NoN!

brutalité - magma - puissance - communication - sensibilité - volonté de partage - spontanéité toujours - liberté encore - individualités - communisme sonore - procès de libération - musique et anarchie - musique et communisme - concept et capitalisme -

PUIS

bIIIpp / silence / repeat / danke / on recommence / pourquoi? Pourquoi pas? / on a pu, on pourrait, on peut / stop /  bippe / hurle encore / reste / pars / reviens / à l'envers / contre / avec / pour / simultané / décalé / fusion / organisme / cosmos / numérique / MvvVVVvvv / organique / anal ---- logique / nature / primitif / envahissant / électronique pariétal / miNusCUlE bruit & MAjusCuLe soupir.

Conseillé.

deep listening

Jonas Braasch - Sonic Territories (Deep Listening, 2011)

Sur un DVD d'environ une heure et vingt minutes, Jonas Braasch propose douze improvisations et compositions pour saxophone soprano et field-recordings. Pourquoi ce support vidéo? D'une parce que chaque pièce est interprétée en fonction de l'environnement et de l'espace dans lesquels elle a lieu, ce pourquoi Braasch a souhaité les faire apparaître clairement, et de plus chaque pièce peut être diffusée en 5.1. Aussi importante que la structure et l'interprétation des pièces est le choix du lieu dans lequel elle est jouée, car Braasch a composé/joué ses pièces en fonction d'espaces acoustiques particuliers, et leur propriété acoustique ainsi que l'environnement sonore qui leur sont propres font partie intégrante de chaque pièce. Ainsi Braasch se retrouve à jouer au milieu d'une forêt, dans un entrepôt désaffecté à la réverbération surnaturelle, dans sa voiture, dans son bureau, dans une forêt, sur une plaine enneigée, au milieu d'un pont, dans un métro, etc. Il ne s'agit pas forcément de trouver le lieu à la plus forte réverbération, comme pourrait le faire Lethe, mais d'explorer les particularités acoustiques de chaque espace. Musicalement, Braasch explore souvent le souffle continu, les growls et la superposition voix/saxophone en général, dans de longues phrases pleines de multiphoniques. Des bribes mélodiques apparaissent parfois, mélodies à tendances klezmer par exemple, ou mélodies tristes et magiques (réverbérées pendant une dizaine de secondes) comme sur 'Ongoing Impressions'. Cette dernière est certainement une des plus réussies, avec ses langoureuses mélodies jouées dans un entrepôt conseillé à Braasch pour sa réverbération inouïe, par Pauline Oliveros et deux autres amis. Sinon, je n'ai rien trouvé d'exceptionnel dans ce jeu de saxophone, qui peut ressembler parfois à Evan Parker pour les nappes multiphoniques. Un jeu très propre, très maîtrisé, aux attaques extrêmement claires, en fait souvent trop propres et clair, un jeu qui peut paraître assez impersonnel et tout droit sorti d'un conservatoire. L'autre aspect très formel de ce DVD est sans aucun doute la vidéo, vidéos très typés années 80, dans un format numérique standard, sans aucun souci de lumières, de cadrages, si ce n'est quelques clichés, et bourrés d'effets ringards. Un DVD à écouter sans regarder. Mais ces Sonic Territories valent tout de même le coup à mon avis pour l'exploration de ces espaces surprenants et inhabituels que nous propose Braasch. Sans compter que l'enregistrement sonore est par contre de très bonne qualité.

Informations: http://www.deeplistening.org/site/content/sonic-territories-jonas-braasch

Johannes Welsch - Sound Creation (Deep Listening, 2012)

Le fondeur suisse Paiste est connu pour sa production de cymbales, largement répandues dans les milieux du rock et du métal. Moins répandues, les Paiste Sound Creation Series consistent en quatre groupes de gongs, nommés d'après les quatre éléments: le feu, l'eau, la terre et l'air. Trois ou quatre gongs par éléments, de différentes tailles, c'est ce qu'a choisi d'explorer Johannes Welsch, dans cette série de sept improvisations pour gongs.

Hormis deux pistes nommées "Symphony", Welsch a nommé chaque piste en fonction des éléments et des gongs choisis. Le jeu se trouve donc modifié par les propriétés sonores des modèles choisis, ainsi que par ce que peut évoquer chaque élément. Sur "Water", par exemple, Welsch utilise des gongs larges au spectre impressionnant, et il se concentre plus sur la résonance que sur l'attaque et la percussion, et la musique se trouve aérée, lisse, et liquide. A d'autres moments, les gongs peuvent être martelés rapidement, avec insistance, répétition et violence, jusqu'à ce que les attaques se mélangent aux résonances. Les improvisations sont riches, denses, et explorent méticuleusement toutes les sonorités que peuvent offrir chaque type de gong. Welsch s'attache avec rigueur et précision à dévoiler chaque harmonique, ainsi que le déploiement du son après l'attaque, tout comme l'interaction entre la note fondamentale et ses harmoniques, mais également entre les différents types de gongs, jusqu'à la "Symphony" qui utilise des gongs microphoniques (inspirés de la pièce Mikrophonie I pour tam-tam, filtres et microphones de Stockhausen). En bref, une suite intéressante d'improvisations envoutantes, pour un voyage sonore métallique et hautement spectral, méditatif et absorbant. 

Informations: http://www.deeplistening.org/site/content/sound-creation-johannes-welsch

Michael Pisaro - fields have ears (6) (Gravity Wave, 2012)

Je le redis, Michael Pisaro est pour moi l'un des plus importants compositeurs actuels, et ce sentiment m'a été confirmé notamment à l'écoute de la première partie de la série fields have ears, vous comprendrez dès lors l'importance que peut avoir cette série à mes "yeux". Après avoir publié la première et la quatrième pièces de cette série sur le label Another Timbre, Michael Pisaro en publie une sixième sur son propre label, Gravity Wave. Il s'agit cette fois d'une longue pièce d'à peu près une heure, interprétée par MP en personne, pour guitare électrique, sinusoïdes, et field-recordings. Tout est parti d'une grande partition, pour guitare et sinusoïdes, écrite sous forme de cinq grilles qui correspondent aux cinq parties égales d'environ dix minutes chacune qui forment cette pièce. Au fil des prises et des performances, Michael Pisaro a ajouté de nombreux enregistrements de terrain, préenregistrés ou enregistrés au cours des performances. 

fields have ears (6) est donc formé d'une multitude de prises et d'un nombre considérable d'ajouts. Une œuvre en constante évolution, qui paraît aujourd'hui bien loin de la partition pour guitare classique... Je n'ai pas réécouté les autres fields have ears pour l'occasion, mais cette sixième pièce paraît assez proche de la première, en ceci qu'elle oppose encore les field-recordings à un instrument (le piano sur la première œuvre), bien que ce sixième opus ajoute l'utilisation de l'électronique. Ce dernier élément est plutôt discret durant fields have ears (6), il se fond la plupart du temps dans la guitare ou les enregistrements, ou il perdure en filigrane, ce pourquoi je n'en parlerai pas trop. En fait, l'utilisation de l'électronique ne semble pas être extrêmement importante, les ondes sinusoïdales ont plus leur importance dans la forme et la structure de les grilles que dans la perception de la pièce.

Le plus important, et ce qui marche le mieux à mon avis, comme dans le premier volet de cette série, c'est l'interaction entre l'instrument et les field-recordings. La partition pour guitare est composée de notes et d'accords, harmoniques ou non, parfois répétés au fil de l’œuvre, mais toujours séparés par de longs silences. Un jeu délicat et sensible, souvent teinté de mélancolie, ou chaque note résonne le temps de se laisser imprégner par le timbre de la guitare, si l'attaque est souvent inattendue et un peu brusque, la durée de chaque note paraît beaucoup plus naturelle et logique. Une grille un peu sombre, mais très belle, poétique, riche et lumineuse. La partition sait jouer avec le silence, la répétition et la diversité, éléments musicaux qui permettent au récepteur de déclencher des mécanismes psychologiques comme la mémoire et l'ennui, en gros, une partition qui sait jouer avec la perception de la durée psychologique.

Quant aux enregistrements, ils sont très riches et variés. Trafics routier, ferroviaire et aérien, radio-conférences, restaurants asiatiques, musiques chinoises, le vent à travers des espaces singuliers, klaxons, jardins, etc. La construction de ces différents éléments paraît beaucoup moins rigide que celle des instruments, il s'agit plus de peintures mentales, de tableaux paradoxalement abstraits et figuratifs. Leur enregistrement est clair, propre, et ils se succèdent sans rupture. Mais ce qui importe, c'est surtout l'interaction entre ces enregistrements et la partie composée de fields have ears (6). Réciproquement, chacun de ces éléments colore et teinte l'autre d'une sonorité, d'une ambiance, d'une sensation ou d'une poésie, qui lui seraient étrangères s'il n'y avait pas superposition. 
 
Magie de la post-production qui a permis à MP de (con-)fondre enregistrements et interprétations instrumentales en une longue fresque où se succèdent de merveilleuses peintures; une fresque qui peut paraître abstraite dans sa totalité mais qui est composé d'éléments clairs et concrets, une fresque magmatique où se succèdent des monades sentimentales et figuratives. Magie de l'art et de la création, où MP parvient à réunir en une œuvre unie et monolithique des éléments qui devraient théoriquement s'opposer, se contredire et se fracturer. Mais rien de tout ceci, tout se succède, se mélange et fusionne de manière linéaire et continue malgré les divisions compositionnelles et l'utilisation de matériaux hétérogènes.

Oui, j'admire Michael Pisaro pour l'intelligence et la sensibilité de son écriture, et de ses concepts, et j'ai toujours peur de ne pas lui rendre véritablement justice lorsque j'écris sur ses œuvres. Je me contenterais donc de grandement recommander fields have ears (6) et de simplement qualifier ce disque de surprenant et magnifique. Et de conclure: oui, les terrains ont des oreilles. Merci.

Xavier Charles/Terrie Ex + Kjetil Møster + Joke Lanz

Xavier Charles/Terrie Ex - Addis (Terp, 2011)

Si l'on a l'habitude d'entendre parler de la pauvreté et de la faim en Afrique du sud, on parle plus rarement du manque de culture et d'informations. C'est pourquoi The Ex a commencé à organiser (dès 2002) une série de concerts et de stages où se produisent et se rencontrent divers musiciens expérimentaux, locaux et internationaux. C'est ainsi que cet enregistrement sud-africain de 2009 nous est présenté dans les notes de la pochette. Le résultat de ce duo n'est peut-être pas aussi louable que l'intention. Je ne sais pas non plus ce que peut rendre, d'un point de vue institutionnel, ce genre d'évènements en Afrique du sud, mais je doute qu'il n'attire autre chose qu'un public riche et cultivé, de musiciens et d'étudiants, et je ne sais pas si l'intention est véritablement louable, car le manque de culture est trop souvent accusé par une masse de riches intellectuels. Ce n'est pas un problème institutionnel mais éducatif aussi, et il ne s'agit pas de combler les manques d'un public qui crie au manque tout en ayant les moyens d'y accéder.

La musique. Addis est suite de sept improvisations enregistrées dans une chambre d'hôtel et en extérieur. Le duo composé du guitariste Terrie Ex et du clarinettiste Xavier Charles, deux célèbres musiciens des scènes expérimentales et improvisées, défriche un terrain faits de textures mouvantes. La guitare électrique joue parfois sur des riffs rythmiques, mais de manière atonale toujours, elle peut également jouer sur les micro-contacts légèrement effleurés, et sur quelques pédales wah-wah et de distorsion, elle reste tout de même jouée de manière assez habituelle, techniquement parlant, parce qu'elle explore tout de même des terrains aux reliefs très escarpés, où l'intensité peut être brisée à tout moment, par des ruptures surprenantes dans le volume, dans les modes de jeux et dans l'ambiance. Quant à Xavier Charles, il utilise beaucoup plus de techniques étendues, comme les slaps, flatterzunge et souffles continus, il joue beaucoup plus sur le timbre et la matière même du son, à travers de longues notes et de longs souffles interminables; tandis que son collaborateur se charge de produire du relief tout en dialoguant. 

Il y a à boire et à manger sur ces sept improvisations, c'est franchement inégal. Après je ne suis fan d'aucun de ces musiciens donc je ne suis pas forcément le plus à même de les juger. Mais je trouve que, de manière générale, XC et TE s'en sortent très bien lors des passages les plus forts (comme sur "The Horn"), où l'intensité de l'interaction est vraiment puissante, tandis qu'aux moments calmes (très nombreux), l'exploration sonore me paraît creuse (comme cette utilisation superficielle de l'environnement sonore intégré mais auquel ils ne répondent pas vraiment) et ennuyeuse. Beaucoup trop de passages ennuyeux parmi cette suite pourtant puissante par moments.

Informations: http://www.terprecords.nl/is17.html

 Kjetil Møster - Blow Job (+3dB, 2011)

Kjetil Møster est un saxophoniste ténor par forcément très connu dans les musiques improvisées, mais qui a tout de même appartenu à un célèbre groupe, connu des amateurs de musiques extrêmes: Ultralyd. Habitué des scènes trash/hardcore/noise, Kjetil Møster se livre ici à un exercice habituel des musiques improvisées, le solo de saxophone ténor.

Mais attention, il ne s'agit pas ici des récurrents exercices d'exploration sonore et d'étalage de techniques étendues auxquels nous sommes habitués. Tout au long de ces six improvisations, Kjetil Møster utilise presque systématiquement son saxophone de manière techniquement traditionnelle et nous livre six courtes pièces souvent rythmiques et mélodiques. Plus que de musique improvisée, il s'agit de free jazz, d'un free incendiaire desservi par un saxophone tour à tour brut et primitif, calme ou guttural, mais énergique et puissant avant tout. Les sonorités sont étranges, perturbantes, des souffles aux airs simplistes, des attaques imprécises, un jeu sur les colonnes d'air qui peut paraître amateur, Kjetil Møster donne l'étrange sensation d'un saxophone qui ne se laisse pas maîtrisé, tout en étant parfaitement contrôlé.

Un mélange de free jazz et d'art brut, puissant, massif et intense.

Informations et extrait: http://plus3db.net/releases/blow_job/

Joke Lanz - Münster Bern (Cubus, 2012)
 
Joke Lanz, aka Sudden Infant, présente ici une courte pièce de 26 minutes enregistrée lors d'un festival de musiques improvisées. Pièce pour platines, éloignée de ses performances extrêmes entre noise et récitation. Une sorte d'eRikm, mais sous morphine dirait-on. Car les platines de Joke Lanz ne sont pas aussi hystériques et épileptiques que celles de son confrère français. Joke Lanz prend un vinyle et une idée, et il la triture/torture dans tous les sens, il en explore les imperfections, les ralentissements, les accélérations, et ceci jusqu'à l'épuisement. Joke Lanz n'est pas ici pour faire étalage de sa virtuosité, il scratche lentement, clairement, explore des voix, des chants, des instruments, des bruits, des cloches enregistrées, de manière méticuleuse, il en fait ressortir toutes les possibilités qu'il souhaite entednre émerger avant de passer à un autre tableau. Car cette pièce est conçue et construite comme une succession de tableaux, de tableaux expérimentaux qui réutilisent des matières sonores populaires (chants religieux, cloches d'église, berceuse, beat techno, etc.). 
 
Une improvisation puissante et absorbante, facilement entraînante à travers de multiples paysages (expéri-)mentaux travaillés avec une méticuleuse précision et une fascination névrotique. Recommandé.

eve risser: quelques projets

The New Songs - A nest at the junction of paths (Umlaut, 2012) 

The New Songs est un quartet international (français, suédois et norvégien) qui, comme son nom le laisse entendre, interprète des chansons, tout en laissant une large place à l'improvisation et à l'exploration du son. Musique et textes de ces six chansons ont été écrits par les deux femmes qui composent ce groupe, Sofia Jernberg (chant) et Eve Risser (piano préparé), tandis que l'on retrouve deux célèbres guitaristes scandinaves à leurs côtés, David Stackenäs (guitares, préparations, e-bow) et Kim Myhr (guitare, guitare baroque et cithare).

Même si l'on ne retrouve pas systématiquement la forme couplet/refrain propre aux chansons, The New Songs tente à sa manière (à la suite d'autres musiciens expérimentaux comme Oren Ambarchi ou Christoph Kurzmann) de se réapproprier ce terrain musical qui semble de plus en plus abordé par les improvisateurs. Je me demande d'ailleurs si ces derniers tentent de faire revivre la longue tradition improvisée propre à la chanson (au sens très large), ou seulement d'intégrer de nouvelles sources pour élargir leur public, ou bien pour renouveler et enrichir leur vocabulaire (ce qui est parfois la même chose, mais c'est plus politiquement correct de le dire comme ça...).

En tout cas, ces six "songs" proposés par TNS sont plutôt agréables à écouter, des compositions aérées qui mélangent bien les techniques étendues et la chanson, ou les mélodies font contrepoint avec des plages d'explorations soniques riches et fraîches. L'instrumentation est d'ailleurs très ben choisie et contribue fortement au caractère original de ces compositions, tandis que les interprètes mêlent avec intelligence leur vocabulaire à ce nouveau répertoire. Une musique souvent très sensible et délicate, j'ai même envie de dire féminine mais c'est terriblement cliché et bourré d'a priori, qui caresse doucement les registres très aigus, qui espace les arpèges de silences poétiques. Mais outre ce caractère sensible et poétique, c'est l'exploration sonore des cordes et leur interaction avec la voix qui est ici intéressante: les archets sur les guitares et la sonorité riche et dense de la guitare baroque interagissent très bien avec la voix de tête de Jernberg; quand ce n'est pas l'interaction magique entre un archet et les arpèges très aérés de Risser. 

Six chansons assez belles et originales en somme, faciles d'écoute et riche en inventions sonores.


Karl Naegelen / Eve Risser / Joris Rühl - Fenêtre Ovale (Umlaut, 2011)

La pianiste Eve Risser (ici au piano préparé) fait partie de plusieurs groupes qui ont été publié par le label Umlaut. Entre autres, on peut la retrouver dans le duo Donkey Monkey, dans The New Songs ou encore le duo Risser/Rühl. C'est à partir de ce dernier duo avec le clarinettiste et improvisateur Joris Rühl qu'est né le projet Fenêtre Ovale. Il s'agit d'une (re-)transcription et/ou d'une transformation des improvisations de ce duo par le compositeur Karl Naegelen. Après avoir attentivement écouté et vu le duo improvisé Risser/Rühl, Naegelen a décidé de composer une suite d'une dizaine de miniatures écrites en étroite collaboration avec les deux instrumentistes, et à partir de leur précédent travail d'improvisation.


Si les musiques improvisées en général ont de plus en plus recours à l'écriture, il s'agit ici d'une nouvelle formule plutôt singulière. D'une formule inversée en quelque sorte, puisque ce n'est plus l'improvisation qui naît de l'écriture, mais le contraire. Les données se mélangent inextricablement, on ne sait plus bien ce qui écrit et ce qui est improvisé, même la partition laisse une marge de liberté importante aux musiciens puisqu'elle peut par exemple n'indiquer que les modes de jeux et les rythmes, sans noter les hauteurs à jouer. Improvisation et écriture s'emmêlent aussi bien que les sources instrumentales car il est souvent difficile de distinguer le piano préparé de la clarinette ou de la flûte. Fenêtre Ovale explore souvent les textures et les modes de jeux, utilise constamment des techniques étendues et des préparations, mais les compositions peuvent aussi s'axer parfois sur des paramètres rythmiques (accentués par la sonorité métallique du piano préparé) ou mélodiques, sur des compositions atonales déconstruites ou sur de longues nappes lisses. Une musique parfois forte, parfois violente, mais qui peut aussi être douce et calme. 

En bref, une musique variée, riche, dense, souvent belle et envoûtante. Virtuose, poétique, sensible et attentionnée: recommandée.

Informations et extraits:  http://www.umlautrecords.com/album/umfrcd03

Oren Ambarchi - Audience of One (Touch, 2012)

Nouvel album solo du guitariste australien Oren Ambarchi, Audience of One a de quoi surprendre, mais également de quoi laisser dubitatif... Pour cette suite de quatre compositions, qui font appels à plusieurs musiciens que je ne connais pas, hormis Eyvind Kang, Ambarchi propose une suite qui navigue entre le drone et la chanson... 

Les trois courtes pièces qui entourent "Knots" varient d'un style à l'autre, entre ambient, electro-rock et folk assez sombres. Si elles ont en commun d'être toutes teintées de mélancolie et de noirceur, ce qu'elles partagent également avec "Knots", elles sont néanmoins plus faciles d'écoute du fait de leur caractère mélodique, mais également du fait de leur durée moins excessive, ainsi que grâce à leur caractère plus propre et lisse. Certains les jugeront trop lisses et creuses peut-être, d'autres crieront à la nouveauté, au courage et à l'audace. Quant à moi, je me rangerai plutôt parmi les premiers, car exceptés quelques airs assez beaux et un aspect tout de même assez intime et sensible, je n'arrive tout de même pas à supporter les mélodies mielleuses de "Fractured Mirror" par exemple. Et même s'il y a quelques compositions plutôt sensibles et réussies pour "Salt" et "Passage", ces trois pièces n'ont pas forcément des masses d'intérêt. Mais peut-être certains y trouveront leur compte...
 
Quant à "Knots", du haut de sa trentaine de minutes, elle est sans aucun doute la pièce la plus importante et la plus réussie de cette suite. Une pièce épique, incendiaire, qui commence par un drone électrique, abrasif, fluctuant, sur lequel se grefferont petit à petit une batterie impatiente et nerveuse (Joe Talia), des cordes, un cor anglais, et quelques percussions. Sans oublier les guitares, bien sûr. Discrètes au début, dans une veine acide-psychédélique, les longues vagues acides d'Ambarchi prennent petit à petit une ampleur de plus en plus conséquente, dense, charismatique, électrique, corrosive et puissante. Car formellement, la construction de "Knots" est simple, il s'agit d'un crescendo, mais un crescendo total, où le volume monte, mais également la tension, l'intensité, la densité et la puissance. De ce fait, le drone prend progressivement, très lentement, une ampleur qui deviendra vite pachydermique, monstrueuse, notamment lorsque les effets de réverbération, de saturation et de distorsion qui médiatisent la guitare seront poussés à leur paroxysme. Avant que tout ne redescende calmement, convenablement, afin que la fin ne brusque pas la sensibilité des auditeurs, déjà mise à vif tout au long de cette descente aux enfers.

Un album qui aurait facilement pu être hallucinant s'il n'était composé que de cette pièce formidable, mais qui est malheureusement un peu trop noyé par les trois airs un peu trop creux qui l'entourent (chansons et morceaux qui ouvriront peut-être l'audience d'Oren Ambarchi à un public plus élargi, ce qu'il semble aussi rechercher à travers ses multiples projets et collaborations)... Mais tout de même recommandé pour l'épique "Knots".

Sven-Åke Johansson - Die Harke und der Spaten. About the love life of the garden tools (Umlaut, 2012)

Ce n'est qu'après plusieurs écoutes que je me suis enfin décidé à lire les notes et les informations relatives à cette étrange œuvre proposée par le percussionniste suédois SAJ. Alors que je m'attendais à voir une date d'enregistrement vieille de deux-trois ans tout au plus, quelle ne fut pas ma surprise quand je vis que cette version de Die Harke und der Spaten (Le rateau et la bêche) avait déjà 14 ans. Car en effet, cette pièce ne ressemble à rien que je connaisse, si ce n'est à un mélange de Schönberg et de Kurt Weill, revisité par un ensemble de free jazz... Et quel ensemble, toute la crème de la musique improvisée nord-européenne réunie aux côtés de SAJ qui a ici quitté ses percussions pour ne se consacrer qu'à la voix et l'accordéon. Ce dernier n'a pas lésiné sur le choix de ses collaborateurs: Axel Dörner (trompette), Mats Gustafsson (saxophone), Per-Åke Holmlander (tuba, trombone), Sten Sandell (piano), Matthias Bauer (contrebasse), Raymond Strid (percussion), rien que ça... (mais pourquoi se priver lorsqu'on est considéré comme un des musiciens suédois les plus innovants).

Quand j'entends une nouvelle création de SAJ, je suis généralement plutôt déçu car j'ai été beaucoup trop marqué par son Ballistik I-IX du Free Quartett (aux côtés de Dörner aussi, ainsi qu'avec Thomas Ankersmit et Joe Williamson), une suite d'improvisations enregistrées en 2004, qui ont certainement renouvelé et dépassé le free jazz de manière aussi importante et radicale que The Ames Room. Et de ce que j'ai entendu, SAJ ne me paraît pas avoir dépassé ce niveau. Mais passons, ce qui est fait est fait, et revenons à Die Harke und der Spaten. Composée en 1983, cette ode aux outils de jardin est une pièce musicale et théâtrale, où râteau et bêche ont chacun leur place sur l'espace de représentation. Aussi improvisée qu'écrite, cette pièce est pour un ensemble d'instrumentistes (généralement deux ou trois soufflants, accompagnés d'un piano, d'une basse et d'une batterie) et un chanteur/narrateur. Pour cette version, SAJ utilise la plupart du temps une technique de chant similaire au sprechgesang (ce pourquoi je parlais de Schönberg), accompagné par un ou deux instrumentistes. Souvent d'ailleurs, l'ensemble est réduit à quelques musiciens, les improvisations collectives parsèment l’œuvre, mais il s'agit régulièrement de compositions et d'improvisations pour des duos ou des trios. Écriture, improvisations (en groupe ou en solos), musique instrumentale, musique vocale, techniques traditionnelles et étendues, musique populaire (comme cet ostinato à la contrebasse basée sur un I-V primitif) et musique savante, un mélange improbable de chants théâtralisés sur un accompagnement des souffles de Dörner par exmple, ou des slaps de Gustafsson, de musiques atonales et de mélodies dansantes et populaires (qui ne sont pas sans rappeler quant à elles les compositions de Weill, d'autant plus qu'il s'agit là encore de théâtre).

Pour Die Harke und der Spaten, SAJ a su mélanger et intégrer de multiples sources parfois contradictoires, un mélange très équilibré qui produit une musique personnelle et extrêmement originale. De plus, la large part laissée à l'improvisation permet à chaque musicien de s'affirmer librement et de contribuer à renouveler cette pièce selon les instrumentistes présents. Mais cette œuvre n'équilibre pas que ses sources et ses influences/références musicales, elle parvient également à très bien gérer l'équilibre entre écriture et improvisation (au point où l'on s'y perd souvent), aussi bien qu'entre les instruments qui peuvent tout aussi bien servir d'interlocuteur à un duo, d'accompagnement à un solo, de solistes, de membres d'un collectif improvisé, etc., car la géométrie instrumentale est variable et ne cesse de traverser une multitude de territoires. Toujours innovant et créatif, SAJ a su créer ici une œuvre (enregistrée pour la première fois en CD) profondément originale. Recommandé!

Vidéo d'une des premières versions avec Schlippenbach et Altena (1983): http://www.sven-akejohansson.com/en/filmvideoradio/harke-und-spaten-1983/

Henrik Wallin & Sven-Åke Johansson - 1974-2004 (Umlaut, 2011)


Presque 6 ans après la mort du pianiste Per Henrik Wallin en 2005, le label franco-suédois Umlaut publie un coffret de quatre CD réunissant quelques collaborations avec le légendaire batteur Sven-Åke Johansson. Le premier disque est un enregistrement de 2004 en compagnie du contrebassiste Joe Williamson, tandis que les trois autres réunissent des enregistrements de Wallin & SÅJ  en duo seulement, l'un datant de 1974-75, et l'autre de 1986.

La première chose qui m'a frappé dans ces enregistrements est certainement la cohésion de ce duo de longue date, l'aspect presque intemporel de cette collaboration qui s'étend sur plusieurs décennies pourtant. Difficile de juger quel disque date de quand, l'évolution est présente mais pas très marquante. D'ailleurs, il faudrait peut-être plus parler d'affirmation que d'évolution. Car Wallin&SÅJ évolue sur le même terrain, un terrain extrêmement marqué par le musique improvisée allemande (scène déjà marquée par la participation très active de SÅJ aux côtés de Brötzmann notamment), mais également par le jazz américain, le boogie-woogie et de nombreuses musiques populaires. Si dès le départ, l'accordéon et les chants de SÅJ sont présents, c'est surtout la passion et les citations de Wallin que l'on remarque de plus en plus fréquemment, notamment sur l'enregistrement de 86 où l'on jurerait entendre le célèbre "Now's the time" de Charlie Parker. Mais c'est également Art Tatum qui ressort régulièrement, et ce dès 1974, des multiples phrases et progressions qui se croisent sur plusieurs étages, ainsi que Thelonious Monk dans les progressions chromatiques et l'utilisation rythmique et percussive du piano. Mais la plupart du temps, il s'agit bien de free jazz, d'un duo (ou d'un trio) qui évolue sur un terrain saturé, puissant, où clusters et polyrythmies se superposent, où les crescendos sont omniprésents, où il s'agit de jouer fort et de transmettre une énergie puissante, véhémente. 

Mais au-delà de cet aspect violent et incendiaire, les personnalités de chacun parviennent à s'affirmer lors de nombreuses pauses et de quelques répits. Aux percussions, rythmiques ternaires, dansantes, enivrantes, ou porteuses, dialoguent avec des progressions harmoniques et mélodiques inattendues, des bribes de phrases et des grilles joyeuses au piano. A quelques moments, Wallin&SÅJ esquissent également quelques tentatives d'exploration de la matière sonore, à travers le dialogue entre l'accordéon (instrument complètement hors norme à cette époque) et les cordes du piano, mais également avec une utilisation parfois atypique des instruments, ou à travers des discours contradictoires: mélodiques au piano par exemple, tandis que SÅJ, au lieu de soutenir Wallin comme on pourrait s'y attendre, produit un flot arythmique et oppressant de percussions inopinées.

Je dois avouer que, généralement, j'ai quand même beaucoup de mal à apprécier les duos piano/batterie, notamment lorsqu'il s'agit de free jazz, parce qu'ils me paraissent souvent trop saturés et oppressants. Mais là, les nombreuses références et citations, souvent gaies et joyeuses, dansantes et enivrantes, permettent d'aérer ces longues improvisations, de redonner de la vie plus que de l'énergie à cette musique qui reste malgré tout énergique et puissante. ce qui donne un étonnant voyage en terre d'improvisation marquée aussi bien par Cecil Taylor et le be-bop, que par la chanson populaire et le boogie-woogie. De beaux enregistrements et une belle initiative pour cet hommage vibrant au regretté et virtuose Per Henrik Wallin.